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Fait d'hiver

Revue N° 14 Page 52

Sa bicyclette était accrochée à un clou : c'était l'hiver. Long et triste dans cette contrée sans personnalité. Dehors, la nuit était tombée. Il faisait les cent pas dans la petite pièce qu'il occupait depuis peu dans ce village jurassien perdu au fond de sa vallée.

Sans cesse, il ressassait au plus profond de son être les regrets qui étaient les siens. Un amour gâché, perdu, envolé, un emploi triste et sans perspective. Il avait alors décidé de tout quitter, sa ville natale, et elle, pour ce "trou" qui lui offrait un nouveau départ dans l'existence. Mais, depuis trois mois qu'il était là, il n'avait de cesse de se retourner sur son passé qui, aussi triste qu'il lui avait paru, aujourd'hui, lui semblait merveilleux.

Pourtant, cet automne, il avait bien essayé de l'oublier. Forces randonnées à bicyclette l'avaient épuisé, mais l'esprit n'y était pas. Aujourd'hui, de toute manière, avec la neige qui était tombée la veille, toute ballade aurait été impossible. Alors, il était resté là, errant, comme un lion, dans sa cage.

Il ne perdait pas espoir pour autant. Souvent, il rêvait. D'une rencontre qui ferait fondre son coeur qu'il avait bien du mal à rapiécer, d'une passion folle qui le conduirait aux actes les plus insensés, mais toujours avec sa bicyclette dont il était fou depuis bientôt dix ans. Entre eux, une véritable histoire d'amour, des aventures toutes plus merveilleuses les unes que les autres, avec des amis rivalisant d'astuces et de joie de vivre.

Un petit sourire vint illuminer son visage à la pensée de toutes ses frasques passées grâce à Elle. Il s'assit et prit sa tête entre ses mains.
Déjà, il se revoyait, tout jeune, au pied de la Tour Eiffel qu'il découvrait et qu'il avait conquise à la force du jarret. Sacrée époque ! Malgré ses parents, il était parti à l'aventure, s'arrachant pour la première fois du cocon que sa mère avait tissé autour de lui. Heureux, il l'avait été souvent. Oh oui ! Il se prit à rire en songeant aux courses qu'il faisait avec son meilleur ami. Au sommet de chaque côte, à l'entrée de chaque village, c'était à celui qui devancerait l'autre. Nostalgique à nouveau, il revoyait leur diagonale que, sans lui, il n'aurait jamais pu achever. Et sans la formidable harmonie existant entre les deux, sa bicyclette aurait fini dans un fossé bien avant Perpignan.

Jamais, cependant, il n'aurait cru qu'il serait aussi cruel de quitter tout cela. Un foyer, des amis qu'il n'avait pu, ou su, retrouver ici. Mais, peut-être vivait-il trop dans son passé ? Parfois, il se sentait fort. Il se disait en lui-même qu'il ne fallait surtout pas se retourner et penser à demain. Il lui restait de belles années à vivre, il n'avait que 25 ans, et encore beaucoup de choses à apprendre. Surtout, il voulait rire, retrouver ce sentiment de plénitude qui depuis trop longtemps ne l'envahissait plus.
Demain, ce sera le printemps, puis l'été. Un été qui, s'il le voulait, pourrait être celui du renouveau. Saura-t-il provoquer la chance qui semblait l'avoir abandonnée ? Déjà, sa pensée vagabondait. Vers sa bicyclette, mais aussi vers une conquête future qu'il entrevoyait déjà. Il avait rencontré une jeune femme, l'autre jour, dans le village, qu'il n'avait encore jamais vue. Sûr qu'il cherchera à savoir qui elle est, à la revoir aussi. Lorsque sa pensée se posait sur elle, son coeur bondissait dans sa poitrine trop petite comme s'il voulait rejoindre celui de la jeune femme. La boulangère l'avait appelée Pauline, un prénom qui tout de suite l'avait charmé. S'il n'avait pas été élevé dans un milieu aussi moralisateur que celui qui avait été le sien durant de si longues années, il lui aurait certainement adressé la parole. Hélas, il s'était contenté de l'observer alors qu'elle enfourchait sa bicyclette et prenait la direction du Mont Vert qui dominait le petit village. Peut-être était-elle de la Grange aux Loups, une vieille maison qu'il avait aperçue lors de sa dernière ballade d'automne ? En tout cas, il s'était promis d'aller un jour escalader le Mont Vert jusqu'à son sommet. Un beau muletier en perspective. Et, au retour, il s'arrêterait à la Grange pour s'y reposer.

Ces dernières pensées lui rendirent la mise plus joviale. Après tout, avec le temps, il saurait effacer ses anciennes blessures et cicatriser ainsi son coeur meurtri. De bien meilleure humeur qu'il ne l'était au début de cette soirée, il alla se coucher les idées noires lavées à la lessive espoir.

Demain, peut-être...

Dans la presse locale, en date du 25 juillet 198., cet entrefilet qui est totalement passé inaperçu

"Hier après-midi, sur la route du Mont Vert, un cycliste a été découvert sans vie près de sa machine. Son identité n'a pas encore pu être établie et les causes du décès ne sont pas encore connues".


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