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Baudruche alpine

Revue N° 14 Page 28

"Une grenouille vit un boeuf
Qui lui sembla de belle taille."

La suite, vous la connaissez depuis les bancs de l'école primaire. Une histoire idiote, qui arriva pourtant à un sommet, et que je vais vous conter.

Au commencement, les montagnes n'étaient qu'horreurs, tout juste bonnes à tomber sur la figure des pauvres gens installés au fond des vallées. Rocs, neige, séracs, tout avait une fâcheuse tendance à hacher menu les ouvrages dérisoires d'une humanité en peine. Chemins, ponts, villages, églises, mosquées ou temples, tout y passait, sans distinction d'âge, de sexe ou de religion. Démocratique en diable, car les terres d'en haut étaient le domaine des démons et des esprits malfaisants, au sens de l'humour aussi douteux que peu goûté par ceux d'en bas. Au fil des siècles, on avait eu beau élever et consacrer chapelles, oratoires et croix à tour de bras, les rochers persistaient à débarouler, les avalanches à tomber et les montagnes à être là pour le malheur de tous.

De presque tous, car des demi-fous mal vus du pays s'aventuraient au coeur des glacières et des monts maudits. Ces ravagés de la cafetière couraient des heures et des jours après les chamois, ramenant parfois une bête, ou ne revenant pas. Cristalliers à leurs heures aussi, galopant d'éboulis en cheminées insensées, de rimayes en faces gelées, dans l'espoir de découvrir un "four" fabuleux, débordant de cristaux purs comme le petit Jésus... Mais la piètre fortune habituelle de ces coureurs d'abymes confortait le bon peuple dans l'idée qu'il y avait mieux à faire pour nourrir femmes et enfants. Lointaine époque aussi où les voyageurs se hâtaient de passer les cols, de crainte de recevoir tout le paysage sur la tête...

Au XVIIIe siècle, à des lieues de là, presque des années lumière, une poignée d'esprits éclairés commença à trouver un certain charme à ces lieux pourtant dépourvus d'herbe à vaches. La fréquentation des sauvages de Chamouni et d'autres vallées alpines devint alors du dernier chic parmi ce petit monde d'oisifs, assez fortunés pour aller aux sublimes horreurs... La contemplation passive ne dura guère, et sous de fumeux prétextes scientifiques, les plus vigoureux voulurent aller voir le monde d'en haut, visant d'emblée à la tête : les neiges du Mont Blanc furent foulées le 8 août 1786 par deux chamoniards, Michel Gabriel Paccard et Jacques Balmat (un de ces "perdus" toujours en quête de chamois ou de cristaux, et parmi les premiers reconvertis dans le "guidage" des hurluberlus de la plaine...). L'année suivante, le genevois Horace Bénédicte de Saussure récidivait, entraînant au sommet une colonne de 18 guides, le minimum nécessaire pour trimballer ses instruments de physique et tout l'attirail dont il avait besoin : baromètre, bois et marmite pour l'ébullition de l'eau, palette de bleus pour savoir si l'azur du ciel serait plus éclatant au Mont Blanc qu'à Chamouni... On n'ascensionnait pas pour le plaisir mais pour la noble cause de la science.

Au siècle suivant, on montait pour monter, pour le sport, à moins que l'on ne se livrât à de délicates opérations de triangulation, destinées à dresser des cartes à peu près exactes des massifs. Jusque là, puisque personne ne venait dans ces vallées reculées, l'on se contentait le plus souvent de cartes assez joliment dessinées, mais d'une précision non garantie par le gouvernement, (bien que les sardes eussent fait un travail phénoménal en dressant le cadastre de Savoie au 2372e).

Les cartes semblent s'améliorer, les premiers guides touristiques paraissent, et notre baudruche va bientôt se gonfler. Le premier à souffler dedans sera en 1802 le sieur Albanis Beaumont, avec sa description des Alpes "Grecques et Cottiennes". Géographe sans doute un rien pantouflard, ce brave homme s'abandonne à son imagination pour décrire les environs de l'Iseran : "L'Arc prend sa source au pied des glaciers du Mont Iseran, montagne située entre le Piémont, le Val d'Aoste, la Tarentaise et la Maurienne : c'est des flancs de ce colosse que sortent l'Isère, l'Arc, l'Orco et la Stura, et que prennent naissance plusieurs chaînes de montagnes primitives qui forment comme autant de ramifications alpine." Voilà une vision très concentrée d'une réalité étalée sur plus de quinze kilomètres de sommets coupés de cols de l'acabit du Carro ou de la Galise. Mais rien de tel que la géographie en chambre pour vous rebâtir un monde comme il faut, avec des montagnes énormes d'où sortiront autant de rivières qu'il faudra pour arroser l'Europe entière, ou tout ce que l'on voudra. En tout cas, le "Kolossal" Mont Iseran est en route pour une carrière qui dure toujours. Imperturbables, les topographes continuèrent de trianguler, mesurer et remesurer, jusqu'à ce qu'en 1824 le baron de Welden publie le fruit de ses travaux. L'on y trouve un Mont Iseran en pleine forme : 12456 pieds de Paris, soit pas moins de 4046 mètres d'altitude. L'année suivante, le colonel Coraboeuf (qui lèvera plus tard la carte des Pyrénées) ne trouve que 4045 mètres au Mont Iseran, le confondant allègrement avec le Grand Paradis, voisin de vingt kilomètres, et qui lui passe vraiment les 4 000 mètres.
Vingt ans s'écoulent sans que cela empêche le monde de tourner et les armées de cogiter. Dans les "Alpi que cingono l'Italia considerate militarmente", les militaires sardes rectifient la grossière erreur de leur collègue français, et séparent nettement les deux colosses : d'un côté le Grand Paradis à 4061 m, de l'autre l'Iseran à 4045 m, solide baudruche ancrée au-dessus de l'actuelle aiguille Pers (3386 m). En 1858, la carte de l'Etat Major Sarde confirme l'existence du monstre. Plus tard, l'alpiniste Coolidge dira : "Il ne doit pas être facile autrement que sur le papier de transporter ainsi à travers l'air un pic très élevé, et par conséquent très lourd. Le major Casalegno a réussi à accomplir ce tour de force." Humour britannique...

Pendant ce temps, les touristes passent, encore peu nombreux, mais curieusement peu curieux, car aucun ne s'étonne de passer en à peine plus d'une heure des 2480 m supposés être l'altitude du col à 4045 m. Sans doute tiennent-ils tous une forme olympique, et c'est à peine si Gabriel de Mortillet trouve dans son "Guide de l'étranger en Savoie" que du sommet "la vue ne récompense pas des fatigues de l'ascension"... Et pour cause, il est 700 mètres plus bas que prévu ! Mais la lointaine Angleterre veille... Par l'odeur alléchée, un fin limier alpiniste à ses heures débarque en Savoie. Pensez donc ! Un 4000 sinon invaincu, du moins absent du palmarès des plus grands grimpeurs d'alors. Voilà une occasion qui ne se refuse pas ! Donc, à la fin août 1859, le nommé William Mathews remonte la Tarentaise, embauche un guide à Tignes, et le 1er septembre arrive à la chapelle Saint-Jacques qui marquait alors le sommet du col. Mathews fait un premier tour d'horizon... Puis un second... Un troisième... Il cherche à l'est le pic fastueux qui devrait logiquement barrer l'horizon.
En vain.

Inquiet, il interroge son guide
- "Voici le col, mais où se trouve le Mont Iseran ?
- C'est ici Monsieur.
-Je ne parle pas du col, mais de la grande montagne.
- Eh bien Monsieur, c'est ici !
- Mais où est le pic de neige qu'on appelle le Mont Iseran ?
- Il n'y a pas de pic de neige Monsieur, c'est toujours un sentier à mulet."

Déception abyssale du londonien ! Partir à l'assaut d'un 4000 et se retrouver sur un sentier à mulet ! Et pourtant, Mathews revînt l'année suivante, pour vérifier que rien n'avait poussé sur l'Iseran... Un bruit devait courir dans la Mecque londonienne de l'alpinisme, car à peine Mathews rentré d'un coeur triste, voilà Cowell, lui aussi adepte de la méthode Saint-Thomas : voir pour croire.

Pas voir, pas croire, et malgré tous les avis recueillis auprès des indigènes bonnevalins, Cowell fît l'ascension du Mont Iseran avec un thermomètre, une gamelle, de l'eau et de quoi faire bouillir son eau. L'expérience valait toutes les triangulations et la science géométrique des cartographes, car la température d'ébullition de l'eau décroît à mesure que l'on s'élève. 192,9° F au sommet, contre 195,9 au col. Trop peu de différence. Une théière anglaise eut raison des géographes sardes et français réunis.

Mais pas de l'atavique méfiance exprimée envers la perfide Albion, car guides et cartes gauloises persistèrent longtemps à faire pousser des 4000 sur les cailloux gelés de l'Iseran : en 1885, une petite géographie de la Savoie enseigne encore des âneries aux jeunes savoyards, mais la palme de la constance revient au Touring Club de France : par temps clair et pour peu que vous soyez sur l'observatoire du Mont Aigoual dans le Gard, vous pourrez voir distinctement le Mont Iseran, qui vous toisera du haut de ses 4045 m. C'est du moins ce que dit la table d'orientation, posée là en 1908... Quel rapport avec le vélo me direz-vous ? Question de terrain de jeu, car j'espère vous voir nombreux le 13 juillet prochain aux Circuits de l'Iseran, et puis, sans doute grâce aux voix des Cent Cols, j'ai été élu au Comité Directeur Fédéral l'an passé. Je vous en remercie, (quoique certains aient peut être vu là une bonne occasion de m'écarter de la tête du classement ! C'est si prenant une fédération !!!). Élu en juin, j'ai passé un été tranquille, avant d'être nommé à la commission culturelle. Et là, j'ai dû prendre la grosse tête, pour vouloir ainsi remplir les vôtres de choses assez éloignées de l'art du pédalage...

François RIEU


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