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La Grave par le plateau d'Emparis

Revue N° 13 Page 20

Ce qui a donné envie à Fistourle de traverser le plateau d'Emparis ? Il voulait revoir la Meije. La route de la Grave, il connaissait. La sauvagerie de Malaval n'était pas pour lui déplaire mais on cherche aussi parfois le nouveau Une photographie aérienne de Besse-en-Oisans trouvée au hasard d'un livre de géographie révélait - outre le beau grisé des toits du village - un chemin en lacets à travers pâturages et rejoignant le ciel. Un examen attentif des cartes de la région, la lecture du topo-guide du G.R. 54, des renseignements de dernière minute sur l'état de la neige à ce moment de l'année, voilà qui donne des idées. Ajoutez à cela qu'à l'image d'un grand-père de son quartier, Fistourle a tendance à penser qu'à pied un vélo peut encore à la rigueur servir de canne et vous aurez compris pourquoi un matin de tout début juillet, ses trois sacoches sur sa machine, à l'instar des paniers à provisions du papet, notre Fistourle aborda avec une satisfaction évidente le chemin de terre à la sortie de Besse (il avait répondu poliment, tout en souriant intérieurement, lorsque au dernier virage avant le village, un homme lui avait lancé, de son champ de pommes de terre, un encourageant "plus que trois cents mètres et c'est fini").

On pouvait rouler sur cette piste. Au-delà du dernier jardin, il rencontra un bulldozer et des gens du coin en train de redessiner un virage. Il entendit les paroles ironiques lancées à son adresse : il répondit par un bonjour aimable. On lui demanda où il allait. Il n'osa révéler son intention, par peur du ridicule, et aussi parce qu'il n'était pas très sûr de lui. Il allait juste essayer d'aller voir par là-haut... Mieux vaut ne pas chanter trop tôt. Il continua son chemin et les paroles moqueuses restèrent derrière lui. Le bull avait malgré tout endommagé la route et Fistourle mit pied à terre. Un instant le vélo devint canne. Il y eut deux barrières qu'il ouvrit et referma méticuleusement. Une voiture le dépassa, soulevant la poussière de la piste. Fistourle était remonté sur sa machine et grignotait paisiblement les lacets. Deux heures après avoir quitté Besse, il rejoignit la piste de Mizoën, sous le ciel. Il chercha la trace du GR, trouva un respectable poteau de signalisation qu'il prit en photo puis partit sur le sentier. La machine était à nouveau promue au rang de canne. Fistourle s'est maintenant assis face au soleil au sommet du pâturage. Il y a des pensées jaunes et de grosses gentianes bleues. Il a sorti le quignon de pain, vieux de quatre jours (c'est bien pratique, le pain rassis, en voyage : ça ne tient pas de place et ça dure longtemps). Il a déballé le saucisson et le fromage. Il s'offre un menu de roi aux premières loges : en face de lui et au-dessus, le ciel est parfaitement bleu. La Meije est un long brillant de glace.
La montée au col avait été sans surprise. Il se doutait bien que l'eau des cascades de Malaval venait de quelque part et il l'avait trouvée là-haut, large et fraîche, à tutoyer l'herbe. Pas de pont bien sûr (ça aurait servi à quoi ?). Ce qui avait été pénible, ce furent les dernières neiges, comme des grands draps blancs qu'on aurait mis à sécher sur le sol. C'était mou, ça enfonçait, le vélo était lourd, pas question de le mettre sur l'épaule mais Fistourle admit une fois pour toutes qu'il était en fait venu pour ça, qu'il redoutait pire et ce ne fut qu'une question de patience.

Plus tard dans l'après-midi, il croisa un troupeau de vaches. Le sentier courait sur le plateau. Un endroit, il dut calculer avec précision l'emplacement de ses pieds et des roues pour franchir un torrent Des promeneurs arrivaient, venus du Chazelet. Leur présence le rassura pour la suite : la descente ne devait pas être trop mauvaise. Quand il l'aborda, il préféra abandonner la sente trop étroite et trop caillouteuse à son goût et se mit à décrire des méandres de son invention dans les herbes, avançant un peu à l'aventure, tout en gardant dans un coin de l'œil le pont du Chazelet qu'il voyait distinctement depuis un moment. Il fut longtemps au même niveau qu'un couple qui descendait aussi mais par le sentier, puis fut distancé.

En bas, il s'arrêta à la fontaine, décrotta grossièrement son vélo et ses souliers et but à satiété Il retrouvait le goudron, exactement six heures plus tard. Il n'avait pourtant pas flâné : sur ce genre d'itinéraire où on ne sait jamais au juste ce qu'on va rencontrer, mieux vaut ne pas perdre son temps. Et en fait de temps, ce jour-là, malgré sa lenteur besogneuse, il trouva encore celui de franchir le Lautaret au soir naissant et d'aller chercher en Briançonnais un gîte pour la nuit.

Bernard CHANAS

Oyonnax (01)


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