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Bouquet final

Revue N° 12 Page 32

L'ouate automnale s'étire dans les vallons en frôlant les carrés mauves des colchiques. Un vent léger dépouille silencieusement les frêles bouleaux de leurs fines feuilles ocres. C'est octobre qui annonce des jours plus rigoureux et incite le cycliste à profiter des ultimes journées ensoleillées pour compléter sa saison et s'offrir encore de belles sorties.

En l'an 83, Sauveterre accusait un brin de nostalgie après une saison très perturbée par la répétition d'ennuis de santé. Cette année laisserait l'amertume de l'œuvre inachevée, à moins que ces jours au pâle soleil lui permettent de profiter d'un coup de pédale acquis tardivement. Il aspirait encore à gravir des sommets, à découvrir de nouveaux panoramas, à "rattraper le temps perdu" en somme, afin de se prouver que les déficiences physiques n'entamaient pas sa volonté et le goût de l'effort gratuit. La montagne resterait-elle toujours sa grande amie, tout à la fois tendre et cruelle, mais toujours généreuse ?

Sallanches avait fait souffrir pour la reprise ; la Ronde du Cantal, la Randonnée des Gorges Audoises avaient affiné le coup de pédale, mais dans Pailhéres, la présence de l'ami ruthénois Hygonnet avait été d'un grand secours.

Labeur et insistance sur le tortueux Rouergue, sur les austères plateaux d'Aubrac, sur les arides contreforts cévenols accentuaient la progression "pédalistique" et dissipaient un traumatisant scepticisme.

Alors, durant trois jours de mi-septembre dans les Corbières, du Château de Durfort aux Gorges de Galamus, de Couiza à Tuchan, Sauveterre fouilla les reliefs pour gravir cinquante cols de moyenne altitude, dont la rigueur indiquait à la chaîne des braquets des plus modestes.

Rassuré, le 9 octobre, il décide de respecter le rendez-vous fixé par la Confrérie de l'Ordre des Cols Durs au col de Pause, au fin fonds du Couserans ariégeois.

Il partit d'Oust, par la Vallée du Salat. A partir de Conflens, après la halte sur le pont, il emprunte une route étroite qui s'élève rapidement en lacets parmi les bois et les pâturages. Au hameau de Faup, c'est un chemin qui réserve ses traîtrises de sable, de cailloux ronds et aigus, dans un sol raviné. La pente à 15% fait glisser la chaîne du 42x22 au 30x22 puis au 30x25. L'intensité de l'effort disparaît presque, tant est bleu le ciel et tant le paysage est beau. Même la brume stagne dans la vallée pour ne pas troubler le plaisir de cette centaine de cyclistes qui avancent joyeusement et laborieusement vers les sommets.

Sauveterre grimpe avec une aisance retrouvée, une santé et une jeunesse nouvelles. Au col de Pause, heureux, il congratulera les apôtres de la religion "pédalo-muletière" entourant les grands officiants toulousains Lacourt et Dufrechou. C'est la rencontre des "purs" au langage si caractéristique de déchiffreurs de cartes I.G.N., d'amateurs de courbes de niveaux, de généraux en cuissards pointant leur doigt vers des cimes inaccessibles. C'est le rendez-vous des amoureux fous de la montagne, des collectionneurs d'altitudes, de cols, de Pas, de Portillons et même de brèches. Ce sont les conquérants des espaces 2 000, les commandos du vélo porté vers le panorama rare, qui se retrouvent au moins deux fois l'an, dans les hauts-lieux fixés par les Confréries, soit des "Cent Cols", soit des "Cols Durs".

Au col de Pause, Sauveterre devisa avec ses compagnons des grands espaces ; il y avait entre-autres, le Murétain Gilhodes et l'ami du Tour Georges Dupuy, tandis que Godefroy et sa Micheline bien qu'accomplissant là-haut leur 18ème pèlerinage, recherchaient et trouvaient encore un nouveau décor à fixer sur la pellicule.

Après la collation d'usage et la signature du modeste "Livre d'Or de l'Ordre", les pèlerins se conformèrent aux appels des cimes. Des groupes se formèrent au hasard des braquets et des difficultés. Les habitués du passage étroit entre deux cailloux, les habiles du sentier malaisé, les fins négociateurs de l'ornière, les spécialistes du dérapage contrôlé, les agiles, les incertains, les robustes, tous ces cyclistes particuliers avançaient vers le Port, par des lacets impressionnants. Le Vallier ciselait ses reliefs dans un ciel de rêve, l'isard craintif se mirait dans l'étang bleu d'Arreau. Au Port d'Aula, après 10 km d'ascension difficile mais inoubliable, le peloton se regroupa pour consommer un frugal repas tiré du sac de guidon, plus près du ciel et de l'Espagne, sous la brise fraîche à 2 260 mètres. Des déclics fixèrent la borne limitrophe puis, dans la limpidité de l'air, un à un, prudents, les cyclistes plongèrent vers la vallée, quelques-uns pour découvrir un nouveau site à partir d'un col agreste. Sauveterre devinait dans la vallée son épouse qui descendait à pied en escamotant quelques lacets. Avant Seix, des amicaux au-revoir furent échangés par des cyclistes repus d'images féeriques. Pour certains se terminait en apothéose la saison cyclotouristique.

La soirée était belle et le soleil s'accrochait encore aux flancs de la montagne. Sauveterre voulait profiter goulûment de cette journée. De la vallée fraîche d'Ustou, il décide de s'offrir les cols de Latrape et des Escots au-dessus de la station hivernale de Guzet-Neige. Brusquement, la brume progressant en rouleaux, envahit la montagne. Des chevaux apeurés disparurent rapidement dans la nuit subite et Sauveterre rangea son vélo dans la voiture.

Ce lundi matin, le soleil brille encore. De Seix au col de la Corre, des ombres salutaires sont très appréciées sur ces pentes abruptes. Après le col, Sauveterre quitte la vallée de Bethmale pour un sentier trop frais menant au col d'Arrech. Dans les pâturages, puis dans une forêt épaisse, la route forestière n'est guère aisée. Après le repas habituel, le col de Saét est plus débonnaire car le goudron réapparaît. Les hêtres et les chênes gigantesques sont ici alimentés par une humidité anormale et étouffante. Le col de Portech perçu tout là-haut dans ses sinueux lacets rappelle la chevauchée de la Semaine Commingeoise de 1975.

Sauveterre quitte la facile vallée du Ribaou à Lacourt pour découvrir une petite route perdue. La pente est âpre, soudaine, elle "fait mal", encore bien plus mal lorsque à Erp, le goudron laisse la place aux cailloux et à un chemin extrêmement cahoteux jusqu'au col d'Ayens. Le vent violent transperce le cycliste solitaire dans ce pays pauvre où s'accrochent encore de modestes habitations ariégeoises.
Mercredi, un soleil éclatant fait briller l'Observatoire du Pic du Midi, cependant de Luz-St-Sauveur, Sauveterre se dirige vers Gavarnie, en contemplant le Pont Napoléon et son précipice. Le long du Gave intrépide, l'automne resplendit des multiples couleurs de sa palette dans la froideur humide du matin. Gavarnie apparaît dans son écrin de montagne et ses odeurs chevalines mais Sauveterre vire vers Boucharo. Des lacets faciles serpentent parmi les estives, alors que les moutons se gorgent des dernières herbes tout en descendant vers la vallée à l'annonce des neiges. Des ouvriers remettent en état les remontées mécaniques en se hélant d'un pylône à l'autre. Après le col des Tentes, l'effort se réduit dans un faux plat qui permet de contempler un paysage magnifique avec des montagnes d'un bleu profond et des pics acérés dont les moindres détails se découpent dans le ciel clair. En contrebas, une vallée sèche attend son torrent pour polir ses roches et ses galets. Au Port De Boucharo, le bonjour à l'Espagne est terni par la présence de véhicules semblant oublier dans ce décor de rêve que Sauveterre voudrait si pur. La halte est courte car le vent frais glace la sueur. Le cycliste se laisse séduire par la descente aux sinuosités larges en emportant encore de merveilleuses images.

Jeudi, Sauveterre quitte le charmant village d'Arette par une vallée où l'humidité oppressante et froide rend le coup de pédale laborieux. De la Mouline au col de la Pierre St Martin, la pente est raide, faite de terribles soubresauts qu'il faut négocier avec sagesse et modestie. Le vent oppose de plus en plus une vive résistance au fur et à mesure de l'ascension malgré la densité de la forêt. Là-haut, dans les sommets, des coups de feu sporadiques ajoutent une note inhospitalière à cette région. Au Pas de Guilhers, les roches blanches d'un petit Larzac balayées par la tempête ne permettent aucun répit, aucune halte car Sauveterre éprouve bien des difficultés pour maintenir le vélo sur la route. Au col enfin atteint, des nuages noirs fuient rapides dans le ciel bleu et le cycliste s'élance dans la descente vers l'Espagne en espérant plus de clémence et plus de calme. Avant Isaba, le soleil réchauffe enfin les muscles raidis et Sauveterre retrouve le moral en attaquant les pentes conduisant au Port de Larrau. La montée est ici aisée car les pourcentages sont réguliers. Les douaniers espagnols contemplent la mécanique et s'étonnent de la présence d'un troisième plateau. "Je ne suis pas l'Aigle de Tolède" explique Sauveterre. Au col, il faut se vêtir car le froid vif traverse le vêtement mouillé. La légère remontée vers le col d'Erroymendi constitue un agréable intermède décontractant. Les voitures s'amoncellent sur un parking réservé aux chasseurs de palombes. Dans leurs palombières, se détachant régulièrement sur la crête bleue, les chasseurs attendent les imprudents oiseaux. A ces barbares, souvent riches émigrés des villes ayant "chassé l'honnête chasseur sédentaire", Sauveterre souhaite malchance. La route descend vertigineuse vers Larrau, tandis que la pétarade sur les hauteurs s'estompe progressivement dans la fraîcheur du soir.

De Tardets, Sauveterre emprunte la petite route étroite menant au col de Sustary. Ici, point de hautes altitudes, mais une pente revêche obligeant à un effort violent. La journée a été rude, mais que de souvenirs accumulés durant cette incursion en pays basque !

Aujourd'hui vendredi, la température est bien fraîche après l'orage de la nuit. Dès les premières rampes de Marie Blanque, la route disparaît dans le brouillard, le maillot s'imprègne d'une pénétrante moiteur. Au Plateau de Bénéou, des chevaux invisibles, surpris, s'enfoncent dans les nuages, tandis que des sonnailles indiquent une présence bovine très proche. Mais soudain, un sommet apparaît, clair dans un coin de ciel bleu. Le soleil triomphe des brumes pour présenter un paysage extraordinairement clair au cycliste déconcerté. L'ascension du col d'Ichère se fait au rythme des clochettes des troupeaux. Sur les doux versants encore verts se détachent les pyramides de fougères destinées à servir de litière hivernale. Le col de Lye offre des paysages semblables avec ses pacages et ses troupeaux de brebis, et même des cohortes de porcs sauvages qui se régalent de glands dans les chênaies. Une dernière fois, Sauveterre s'étourdit de bruits et de senteurs agrestes et montagnardes.

Samedi, le soleil découpe nettement la barrière pyrénéenne. Sauveterre remet au soir son retour en Aveyron car, avec son ami Henri de Tarbes, il décide d'escalader une nouvelle fois le Tourmalet. La fraîcheur de Gripp n'est guère encourageante mais le soleil est au détour de la route. Allègres, les deux compagnons grimpent "à leur main" vers le sommet. Paysage connu certes mais aujourd'hui La Mongie paraît moins désagréable malgré ses tours bétonnées; la route déserte est pleine d'attraits. Le Pic du Midi brille de tous ses dômes. L'ascension ayant été d'une extrême facilité, Sauveterre franchit le col et s'engage sur le sentier conduisant au Relais.

Les roues tantôt s'enfoncent dans un sol moelleux ou dans le sable, tantôt tressautent sur les cailloux et dans les ravines. C'est difficile, mais quel bonheur de progresser vers des sommets si majestueux ! Le vent redouble d'ampleur et surprend à chaque virage par un souffle saisissant, qui met à nu le corps trempé. Le bleu profond du Lac d'Oncet, au milieu des éboulis, s'irise au gré du vent. Plus haut, il inquiète car, semble-t-il, au moindre écart, au moindre dérapage, il menace de vous engloutir dans ses eaux profondes. Les lacets se resserrent, le sommet approche. C'est enfin le Col des Laquets, à 2 650 m, recouvert d'une mince pellicule de neige. Malgré le vent glacial Sauveterre contemple un court instant la minuscule ville de Bagnères ensoleillée. Quel panorama sublime sur la chaîne, avec la grandeur de ses pics dentelés et enchevêtrés qui s'estompent dans l'horizon bleu !

La route qui descend vers Barèges s'approche, tandis que les eaux du Lac Rond s'agitent de plus en plus. C'est le terme de l'épopée d'octobre, le bouquet final qui fait la réussite d'une saison cycliste.

Jean BARRIE

RODEZ (12)


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