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Rencontres

Revue N° 08 Page 52

Le 11 septembre 1974 à Andernos, je cherche un gîte pour faire étape. A la terrasse d'un hôtel restaurant, j'aperçois un vélo appuyé contre un guéridon. Je m'approche et grâce à l'insigne cousue sur le sac de guidon, je sais que je vais rencontrer quelqu'un que j'aime bien. Exclamations, congratulations, explications. Nous repartirons ensemble le lendemain pour terminer, en ce qui me concerne, le Tour de la Gironde déjà bien entamé. Cent quatre vingts kilomètres de bonnes routes sans difficulté, dont les deux tiers très tranquilles, nous permettrons de parler un peu. En fait, j'ai plus écouté que parlé. Il est vrai que Marcel sait raconter. Faites comme moi, écoutez le.

“... Quel dommage que Pierrot n'ait pu se libérer, je sais qu'il aime bien et sera déçu quand je lui parlerai de notre rencontre. C'est un gentil garçon Pierrot. Avec lui jamais de problème. Le parcours ? ... d'accord. On s'arrête ? ... d'accord. On repart ? ... d'accord. On pique nique ? ... d'accord. On mange au restaurant ? ... d'accord. Il parle quand il faut, a le bon mot pour rire au bon moment. Il sait se taire quand les paroles sont inutiles, le temps d'admirer un paysage ou de se régaler les yeux d'une dentelle de pierre. Quand il a dit “splendide”, il a tout vu, on peut repartir. Pendant l'entre deux saisons, nous parlons de nos projets mais aussi des : Te souviens tu de tel endroit, la vue sur la vallée ? Ces sous bois que nous avions regret à quitter ? Du casse croûte improvisé, inattendu, copieux et bien arrosé dans une ferme de la vallée d'Ossau où nous nous étions arrêtés pour nous abriter d'un méchant orage. Le propriétaire et sa femme voulant absolument nous garder jusqu'au lendemain, nous n'avons pu repartir que contre la promesse de revenir après avoir fait le col du Pourtalet . Promesse tenue et plusieurs fois renouvelée depuis. Si nous passons dans le coin, il suffit que l'un de nous demande à “s'abriter”. Nous savons ce que cela veut dire. Le fermier, sa femme et leurs deux enfants, tous quatre aussi aimables, (il parait que les chiens ne font pas de chats) sont devenus des amis. En plus de nos visites, la carte de vœux du nouvel an est devenue une tradition. Nous nous faisons part de nos joies, de nos peines.

Il faut que je te parle plus longuement de Jean, pour moi il fait partie de notre famille cyclo. Certains puristes diront qu'il ne suit pas les principes de l'éthique cyclotouristique. Il n'a jamais fait de diagonale, pas davantage de randonnée permanente et n'a assisté à aucune concentration. Son maximum, aller retour, environ 140 kms. Je suis quand même prêt à parier que pas la moitié des adhérents de la F.F.C.T. ne fait autant de kilomètres que lui en un an. Il aime le vélo, de plus il est doué. Il nous avait bien dit qu'il allait de temps en temps au marché en vélo, mais ne s'était jamais vanté d'avoir failli briser une carrière sportive.

Passant à Argelés avec Pierrot, nous sommes invités par le patron du restaurant à rejoindre une table déjà occupée par un convive. Nous reconnaissons un ex coureur qui fût un bon régional. Bien sûr nous avons parlé vélo. En fin de repas, Pierrot me dit qu'il était temps de partir si nous voulions faire l'Aubisque et nous “abriter” à Louvie, chez Jean, en le désignant par son nom de famille. Notre compagnon de table nous ayant demandé s'il s'agissait de Jean D... fermier à côté de Louvie Juzon, nous fûmes tous les trois surpris. Nous ne pûmes partir qu'une demi heure plus tard, plus riches d'une anecdote pour laquelle je t'ai raconté à peu près tout ce qui précède. La voici, racontée par celui qui fût pourtant un honnête grimpeur.
Jean décide un jour d'aller vendre à Argelés, quatre fromages de brebis, fabrication maison. Poids 16 kgs environ. Les fromages sont emballés dans une caisse, la caisse est ligotée sur le porte-bagages du vélo. Au-dessus, le gros ciré est amarré. Le long du tube horizontal, le grand parapluie de famille est attaché. Dans la musette, une peau de bouc d'un litre de rouge, un morceau de fromage, du pain. Voilà notre Jean prêt pour l'attaque du col d'Aubisque. Avant Gourette il a un cycliste en point de mire et se dit qu'une compagnie serait agréable jusqu'à Argelés. Il appuie sur les pédales et le voilà à la hauteur d'un homme assez jeune, vélo de course, collants etc ... Bonjour Monsieur, il fait beau, hé !
... Oui ... Vous montez jusqu'en haut du col ? .. Euh ... - Vous avez un beau vélo, ça doit coûter cher une machine comme celle-là ... et patati et patata ...
Non mais qu'est ce c'est que ce type là. Monté comme il est, chargé en plus, ce n'est pas possible. Tout à l'heure il va se répandre sur la route. Il est fou de me suivre... Oh et puis je le lâche, adieu, il commence à m'énerver ... Ouf ! ... je souffle beaucoup aujourd'hui. C'est de la faute à ce bonhomme, il me fait perdre la cadence ... Encore dans ma roue ? ... mais je rêve.

A Gourette je ne le verrai plus, je m'arrête pour prendre un café et je fais la valise ... Café, merci, combien, au revoir... Tiens le voilà sur le bord du fossé qui casse la croûte ... Salut, bon appétit ... Merci, au revoir Monsieur, à tout à l'heure ... A tout à l'heure ? Il est gonflé, s'il croit que je vais l'attendre ...

Trois kilomètres plus haut, 1 km avant le commet du col, j'éprouvais la plus grande surprise de ma carrière de coureur. Une voix tranquille me dit que j'avais dû faire beaucoup de kilomètres pour paraître si fatigué. Cinquante mètres plus loin, je descendis de vélo, les jambes fauchées, en entendant que l'on me proposait de m'aider en me poussant. C'est ainsi que j'ai fait connaissance de Jean D... et que je suis devenu le beau-père de son fils. Ce qu'il n'a jamais su, c'est que j'en ai eu pour un bon mois à me remettre d'un gros complexe.

Ce récit de rencontres au hasard des routes, je le dois à mon camarade Marcel Laborde.

René LAPEYRE

BIARRITZ (64)


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