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LOS MASOS

Revue N° 07 Page 44

C'est le nom innocent d'un village, tout près de Prades. En y mettant quelque malice, il servira de titre à ce qui suit. Nous l'avons mérité, ce vocable plaisant car il y a des limites à l'entêtement. J'aurais pu faire la chronique d'une randonnée heureuse - il y a eu - mais l'enfer est plus amusant à décrire que le paradis. Voyez donc les portails romans... Et puis, ce ne fut tout de même pas l'enfer. Tout au plus le purgatoire. Dans "purgatoire", il y a "purge". Mais n'anticipons pas.

1er août : Espousouille, en Capcir. Ce brave homme était un peu réticent pour nous laisser dormir dans son foin mais tout s'est arrangé comme d'habitude ou presque. L'air est râpeux, le soleil va s'élever et le sinistre col de Jau passé la veille dans le crachin glacé est déjà loin. Le chemin cyclable remonte le Galbe et s'achève dans une immense "fagne". Ici commence la montée à la Porteille d'Orlu, marquée sur la carte par un optimiste pointillé. En fait, tout n'est que portage, glissades dans de raides éboulis gorgés d'eau de fonte, contournements de névés. Michel foule le premier l'ourlet neigeux qui barre le sommet. Je viens de me dégager en force d'un mauvais pas et reprends mon souffle, le cœur affolé. Jacques, plus bas, semble aux prises avec un tapis roulant emprunté à contre sens.

Nous l'avons rencontré voilà un an, vers la Croix de Boutières. Nous ne savions guère où nous allions, lui non plus, on y est donc allé ensemble. C'est presque un voisin, un enfant de la vallée (le Grésivaudan, bien sûr !) qui a fait ses premières armes, curieusement, dans le Pas de Peyrol. Le mois précédent, nous avons roulé dans les Asturies en féminine compagnie et nous avons bien ri tout le long du chemin. Heureux hasard des rencontres et des affinités...

En attendant, on ne rit pas et l'on rira moins encore dans la descente, véritable concentré de désagréments : neige, caillasse, passage à gué pieds nus suivi d'autres bains de pieds involontaires. Nous sommes tombés dans le guet-apens annuel, celui de l'an dernier étant la Portula (je ne vous dirai pas où c'est). "Porteille, Portula, il faudra se méfier de ces appellations bonnasses", dirons-nous un peu tard, tel certain corbeau...

Allons ! Du sommet, la vue n'était tout de même pas mal...

Le soir nous trouve remontant l'Aston par une belle route forestière qui fera place à un chemin devenu bourbier grâce aux engins mécaniques. On n'arrête pas le progrès ! Enfin, au bout d'un long alpage, la Terre Promise, la bergerie de Laparan, minuscule local occupé par un berger septuagénaire qui mériterait mieux pour ses vieux jours. Le "mobilier" se réduit à une dalle de béton. Moins rustiques que Patrick Plaine, nous faisons moisson de fougères et mangeons dans le noir. J'ai fini par m'habituer à ces repas tardifs et à ces quêtes de gîtes problématiques.

2 août : Michel nous embarque dans des guêpiers mais a le sens de l'orientation alors on lui pardonne. Jacques et moi voulions aller faire un pic !... Le Port de Fontargente se trouve derrière deux lacs et un très long pierrier. Plus loin, c'est l'Andorre et la cohue démente où le citadin motorisé est venu recréer ce qu'il était censé fuir. Passons, CA NE SE DECRIT PAS. Et puis, le long du Rio Arinsal, le silence brusque et miraculeux. Andorra La Vella est devenue un énorme abcès de fixation. Qu'elle reste ainsi et que demeure préservé ce petit village de Pal, admiré à loisir au gré des raides virages du col de la Botella. Au-delà du col, une large route de terre battue mène sans problème au collado de Cabris. Descente rapide entièrement cyclable. Etape dans une grange en amont de Tor où il y a juste assez de paille pour trois.

3 août : Tor est un hameau sinistre et miséreux. Le chemin est épouvantable, Michel, occupé à viser entre les cailloux, n'obtempère pas à l'injonction d'un garde-civil surgi avec un temps de retard de sa guérite. On a frisé l'incident ! Aujourd'hui, traversée du parc national d'Aigues-Tortes, un vieux projet pour moi une réédition pour Michel qui l'a franchi un jour ans les nuages. Ce puerto de Espot sera le fleuron de notre petite brochette de cols muletiers. Il fait très beau. Le bon chemin qui monte au barrage de San Mauricio devient piste caillouteuse et pentue à souhait. Très large coup d'œil sur le lac puis, là-haut, sur ces sommets qui ont nom Colomes et Saboredo. Derrière se cachent une multitude de lacs, accessibles depuis Caldas de Bahi, la zone certainement la plus intéressante du massif. Les joyeusetés recommencent après l'Estany Llong : les passages à gué où il faut éviter de poser ses pieds nus sur des boîtes de conserves. Jacques, tirant son vélo comme un vulgaire mulet, perce en traversant le torrent. Abominable chemin jusqu'à la Farga. Ah! Ce n'est pas la montagne suisse ! C'est le dénuement, allié au "je m'en foutisme" méditerranéen. Etape à Bahi où nous mangeons dans une assiette et dormons dans un lit, faute de paille.

4 août : Ma troisième montée au tunnel de Vielle. Ce long boyau étroit, obscur et dégoulinant m'avait laissé en 62 un souvenir de cauchemar. En 74, on l'avait tout de même un peu élargi et restauré. Mais aujourd'hui, nous passons le col géographique. Renseignements peu encourageants. En réalité, c'est un bon sentier jalonné de cairns. Une fois de plus, il faut se méfier de l'avis des autochtones. Et après la longue descente sur des sentiers oubliés, on retrouve la route près de la sortie du tunnel. On plonge sur Viella grouillante de vie. Je vais enfin voir à quoi ressemble cette Bonaigua, passée jadis dans la purée de pois. Le vent arrière jusqu'à Salardù me rend euphorique. C'est pourtant là que vont commence les misères physiques qui vont faire de nous des spectres mais l'un après l'autre, heureusement. Je voudrais narrer cela dans le style épique mais on a le style qu'on peut. Tel celui de Jacques le grand gabarit de l'équipe, victime d'un coup de "désucrage" dû aux sommaires casse-croûtes de la journée. A notre âge ! Impardonnable ! Je reste avec lui dans ces moments de détresse que nous avons tous connus et nous finissons par atteindre une grande bâtisse délabrée à 3 kilomètres du sommet. Michel a commencé, en nous attendant, une ample moisson d'ombellifères. Mon compagnon s'écroule sur cette couche, l'estomac révulsé et sombre dans un état fiévreux. Mauvaise nuit dans cette baraque qui fleure ce que fleurent toutes les maisons abandonnées (Hugo parlait, à ce sujet, des "stercoraires humains"...).

5 août : Si vous êtes tenté un jour par le raccourci qui va de Sorpe à Boren, prenez garde : plus personne n'y doit passer, tant il est envahi par l'eau et les ronces. On s'entraide un peu dans ce passage difficile car le moral n'est guère brillant. Si les églises sont belles, si tout a gardé un air d'éternité, la vie est rude et pauvre dans cette haute vallée de la Noguera Pallaresa. Les paysans fanent, les mulets transportent le foin sur une drôle de plate-forme en équilibre sur leur échine. Un café à Isil ouvrira pour nous et fermera après notre départ. Je suis le seul à manger un peu, Michel ayant à son tour les tripes nouées. J'ai des ennuis digestifs depuis Bahi mais ça va. De ce fait, je suis le seul à trouver quelque bonheur dans cette paisible vallée où je cherche en vain le départ des ports de Salau et d'Aula, en vue d'escapades ultérieures. Bizarre : barrage et embalse de Bonabé n'existent que sur la carte et notre chemin passe rive droite. Long est le Plat de Beret, avant le col du même nom. Des jeunes en voiture me demandent pourquoi on fait ce col à vélo. Déjà difficile à expliquer en français, alors avec trois mots d'espagnol mal assimilés... Plus loin, un gamin me traite de "Loco perdido". Bah ! On est toujours le fou de quelqu'un... Une route en construction plonge sur Baqueira, station de ski, alors qu'on pensait se retrouver à Salardù. La boucle est fermée, nous avons faim et dévorons un majestueux steak-frites. Tout semble rentré dans l'ordre. Ravito à Bosost et grimpée du Portillon. Recherche laborieuse d'un gîte. On finit par se retrouver allongés dans une mangeoire. Comme canapé, il y a mieux même pour ma chétive personne. Enfin, c'était ça ou le béton nu d'une caserne désaffectée.

6 août : Etaient-ce les fruits mangés la veille ? Quelle nuit ! Je me suis levé au moins cinq fois et, au petit matin, vidé de toute énergie, je n'ai qu'un désir : prendre le train à Luchon. Le col passé et descendu, jusqu'à dix heures dans les rues, nous "glandons", téléphonant à l'épouse et à l'enfant abandonnés au bord des flots bleus, achetant quelque drogue chez le pharmacien et un peu de ravitaillement. Et dans un sursaut d'énergie et de sottise, on met le cap sur la vallée de la Pique. Le port de Venasque est au programme et on le passera ! Michel l'a en travers du gosier depuis sa mésaventure de la Picada (je suppose, il ne me l'a pas dit !) et on va bien voir !

Après le pont de Ravi (des "Ravis", faudrait-il dire), il me dit "je monte à pied". Décidément, ça va mal. Vu les pentes, je ne saurai monter autrement. J'ai compris ce jour ce que voulait dire "tout à gauche". Cela consiste à être à gauche de son vélo. Quel raidillon et de plus la route est coupée par d'énormes glissements de terrain mais de bons passages ont été aménagés dans la forêt et on arrive enfin à ce qui fut l'Hospice de France. Autrefois étape sur le "camino de Santiago" puis refuge et enfin bâtiment délabré en proie aux éléments et au vandalisme. Du verre brisé partout, des matelas pourris, tout est saccagé. Je m'avachis dans l'unique coin d'ombre pendant que les amis font toilette et lessive dans le torrent. Incapable d'aller plus loin, je propose de passer la nuit là. Du reste, le ciel s'est couvert avec une rapidité stupéfiante. Des promeneurs se hâtent de renter. Nous avons trouvé deux grabats encore utilisables dans ce qui dut être la chambre du gardien qui resta ici un fameux bail mais qui négligea beaucoup, paraît-il, la maison qui lui fut confiée. Du moins, c'est ce qu'on nous a dit. Il pleut toute la nuit et tout le matin. On se rendort, on blague un peu, on mange un peu de gâteau de riz et on referme les yeux. Il n'y a pas de témoin, heureusement.

Tiens, du remue-ménage ! C'est le jour que la ville de Luchon a choisi pour déblayer le capharnaüm qui règne là depuis deux étés. Ils trient, brûlent, récupèrent, tout en discutant dans un étrange dialecte. Entre-temps, des promeneurs sont passés et on a entendu à travers la porte cette adorable question enfantine : "Dis papa, pourquoi les vélos y sont pas cassés ?".

L'un de nous a mis le nez dehors : la montagne est toute blanche ! C'est la Bérézina ! On redescend, tous freins bloqués sur Luchon où il fait tout de même meilleur. On a bien récupéré et, voyez-vous, on s'attaque au port de Pierrefitte ! Rien à signaler jusqu'au bourg d'Oueil. Puis au-dessus, ce fut la tourmente et des conditions vraiment hivernales. Triste troisième anniversaire d'un beau rassemblement au col de Balès, lors d'une semaine fédérale bien sympathique.

Nous semons la panique dans un troupeau de vaches rentrant au galop, chaussons en vitesse les souliers de montagne et fonçons dans la pente. Il se fait tard. Ajoutez une erreur de parcours au départ, un genou grippé, un éclatement et vous saurez pourquoi il faisait nuit noire à Bareilles. Michel commençait à se faire du souci. Un homme généreux nous a prêté sa grange et fait cuire une omelette au lard. Repas idéal pour des entrailles en déconfiture ! Incorrigibles jusqu'au bout, nous l'avons mangé. Nous l'avons payée... Et à Arreau, 8 août, on s'est séparé, l'oreille basse, autour d'un bol de chocolat. Michel nous avait mijoté un itinéraire tourmenté qui devait laisser les Pyrénées sans mystère ou presque.

"Tu va courroucer les dieux" lui avais-je écrit. Ca n'a pas manqué.

Il rallie Pau, tirant la dernière salve d'honneur dans la Hourquette d'Ancizan (quel joli nom de col...). Un vent miséricordieux pousser les deux autres jusqu'à Foix. J'épinglerai en passant le col del Bouich, misérable trophée après ces hauts lieux. Je suis malade comme une bête. Mon compagnon me prend en charge, nous trouve un lit dans un foyer de jeunes (les hôtels sont pleins) et m'apporte même une assiette de riz. C'est ça l'amitié ! Le lendemain, nous nous traînerons jusqu'à Lavelanet où ma femme viendra nous chercher.

... Et c'est pourtant avec ce genre d'aventure qu'on fait des souvenirs heureux. Allez donc comprendre !!!...

Marcel BIOUD

Claix (38)


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