Revue N°5 page 36

ENTRE LA YOUGOSLAVIE ET L'AUTRICHE

L'approche et la grimpée du LOIBLPASS (LJUBELJ)

Anecdotes souriantes de randonnées à trois

 

C'était en 1959, au mois de juillet. Après avoir récupéré nos bicyclettes à la Stazione Centrale de Milan, longé les rives du lac de Garde, enchâssé dans son écrin de verdure et de montagne, usé de nombreuses bobines le long des canaux de Venise, parcouru à la vitesse "grand V" les routes insipides de la Venitie Julienne, traversé l'industriel port de Trieste, nous pénétrons en YOUGOSLAVIE, pays qui est encore inconnu de nous.

Avec mes deux camarades de club, dont P. Chauve, des "100 Cols" également, nous roulons le cœur en joie. Il est vrai que tout contribue à l'euphorie : le paysage, formé de moyennes montagnes couvertes de forêts immenses aux épaisses frondaisons laissant à peine passer les rayons d'un soleil radieux, est ravissant. Le circuit routier composé essentiellement de petites routes blanches pas trop défectueuses (il est vrai que l'été est bien sec), est d'un calme absolu. Si la nourriture est rustique, elle a le privilège d'être saine, agrémentée d'un vin généreux à la robe ambrée, ce qui à la longue, arrange bien nos rapports avec les Slovènes à l'imposante stature et à l'accueil sympathique.

Un petit point noir tout de même. Nous ne possédons qu'une carte au 1/500 000ème et italienne de surcroît. Le nom des villes et des villages ne correspond pas sur le terrain aux libellés yougoslaves, ce qui nous vaut la désagréable aventure de nous égarer et d'errer toute une chaude journée sous les majestueux sapins sans ravitaillement et sans eau. En fin d'après-midi, les fûts des arbres s'espacent et laissent apercevoir une vallée où s'étale un gros bourg : LOZ. Dans notre candeur naïve, nous croyons pouvoir nous restaurer et réparer ainsi les néfastes effets des coups de pompe successifs pris au fil des heures. Hélas, nous tombons en pleine fête populaire et tout ce qui se mange, se croque ou se mâche, a disparu des boutiques et des "u.restoranu" au cours de fraternelles agapes. Restant sur notre fringale, à défaut de solide, nous usons largement du liquide, ce dernier ne manquant pas. Dans le soir tombant, nous terminons cette étape à CERKNICA, accompagnés par un apprenti-mitron, tout fier de rouler avec nous sur une rutilante "Française Diamand", ce qui flatte notre amour propre. Au dîner, la patronne est satisfaite car nous faisons grand honneur à ses plats, et pour cause...

Toujours avec le soleil et le ciel serein, après plusieurs jours, nous roulons sur des voies irrégulièrement entretenues et à viabilité incertaine (Michelin dixit) vers la frontière austro-yougoslave, remontant le cours de la SAVA. Au pays de TRZIC, c'est l'heure du repas de midi. Nous posons nos montures contre un mur pour faire le point, narines au vent à l'affût des odeurs de cuisine. D'une rue débouche une auto ; le fait est assez rare et nous prêtons attention. Une voiture française, une dauphine, immatriculée 18, un gars de chez nous. Nous provoquons son arrêt. Tout étonné de nous rencontrer loin de nos plaines, il nous donne quelques nouvelles assez fraîches, car effectivement il est Berruyer. Devant un verre de vermouth, un vrai, pas un sous-développé, nous conversons. Quand nous lui exprimons le désir de grimper le LOIBLPASS dans la soirée, il se récrie :

"C'est insensé ! ce n'est pas un col, c'est un mur. De l'autre côté où le pourcentage est moindre, j'ai pété ma boîte à vitesses. J'ai pu redescendre et faire réparer, l'incident me serait arrivé ici, j'étais bon pour un mois de vacances supplémentaires. A la deuxième tentative, j'ai bien cru y rester encore. J'ai passé, mais vous il faut faire un détour".

A bien réfléchir, ce n'est pas ces quelques détails pessimistes d'un motorisé, même de chez nous, qui vont modifier nos convictions et notre itinéraire. S'étant souhaité bonne chance et bonne route, nous nous séparons, avec, je parie, chacun des idées bien ancrées, mais assurément contradictoires.

"Ce sont des vélos français" crie une voix de stentor. Un grand Yougoslave plein d'enthousiasme, est en contemplation devant nos bicyclettes, heureux de rencontrer des Français. Sur le champ, il nous invite à pénétrer dans la cour intérieure d'un restaurant, sous une tonnelle de vigne, au pied de laquelle murmure une fontaine. La lumière est douce, la chaleur tempérée ; nous sommes béats, bien calés dans des fauteuils, loin des pourcentages inhumains du col et des propos défaitistes de notre berrichon. Alors que nous trinquons avec l'inévitable vin sous-titré à 17°, notre nouvel ami se remémore tous les bons moments passés en France, chez Peugeot à Sochaux, avant 1939.

- "Ah ! c'est beau votre pays, que j'y étais bien. Et puis vous avez le pernod.

- Vous aimez ?

- Je n'ai jamais rien bu d'aussi bon. Et cela fait bien longtemps déjà, j'en ai perdu le goût".

Sans rien dire, je me lève, allant vers nos cycles. De la poche de côté de mon sac de guidon, je retire une bouteille de "pastis", car nous, berruyers, nous emmenons toujours de cette liqueur en randonnée. Elle a, à nos yeux, un triple don d'abord de désinfecter eh oui !, ensuite d'être le "sésame ouvre-toi", auprès de la population autochtone en cas de besoin, après et surtout de nous désaltérer, avec cette incomparable eau de montagne, car souvent nos pérégrinations nous emmènent vers les sommets.

Lui ayant servi un "jaune" bien tassé, il le hume longuement, puis le déguste lentement, le plaisir dans les yeux, la joie sur le visage, tout au ravissement. Nous sommes aussi heureux que lui, d'où il est démontré, qu'il suffit parfois de peu de chose pour se lier entre humains. Après avoir déjeuné d'un des meilleurs repas de notre périple, notre compagnon tient à payer une tournée de sljivovica, eau de vie de prune, digestif national, au parfum fruité. Une fois quitté les frais ombrages, le dovindenja, l'au revoir, de notre Yougoslave, est fort vigoureux et imagé. Au revoir donc, et à bientôt... peut-être.

Le soleil darde ses rayons sur la route sablonneuse et nous nous élevons le long d'un petit torrent. Les monts des Karawanken se précisent. A leurs pieds a été érigé un monument à la mémoire des nombreux Français, morts loin de leur patrie, victimes de la tyrannie nazie. L'emplacement est entretenu avec grand soin, incitant le passant au recueillement.

Un groupe de bâtiments neufs abrite le poste frontière. Tampon sur le visa (en 1959, le visa sur le passeport était obligatoire), échange de derniers dinara, causette avec le préposé. A la question que nous lui posons sur la distance séparant les deux frontières, car nous apercevons le deuxième poste, minuscule à l'aplomb de la falaise, nous comprenons deux kilomètres. Nous mettons sur le compte de notre mauvaise compréhension de la langue de Tito ou du machiavélisme de l'homme mais deux kilomètres pour monter là-haut, non, autant prendre une corde à nœuds. Avant de quitter le sol yougoslave, nous donnons un dernier coup d'œil. Cette montagne au relief assez curieux, car les formes glaciaires interfèrent avec les formes karstiques, est belle. Les coulées de pierraille et les langues de terre plantées de résineux alternent, ainsi que les vallées sèches et les vallées surcreusées. Légèrement sur notre gauche, dans le rocher, s'ouvre la gueule noire d'un tunnel en construction, qui en 1960, devrait pour les automobilistes, réunir plus facilement les deux pays.

A pied, nos machines à la main, nous approchons de la perche barrant notre chemin. La circulation mécanisée étant nulle, personne ne se dérange pour la relever. Nous passons sur le côté, et nous comprenons. Masqué jusque là par un petit bois, un mur se dresse et nos cheveux également. L'axiome dit bien, que plus cela monte, moins cela dure, mais à l'heure présente, il ne nous convainc pas. Il est inutile de chercher à monter sur notre cycle, nous n'avons plus assez de dents à l'arrière et Michelin, plus assez de chevrons à placer sur l'itinéraire. Le douanier ne s'est pas emmêlé les pinceaux et nous avons fort bien compris : 2 kilomètres pour près de 500 mètres de dénivelée : pas étonnant que les boîtes de vitesses rendent l'âme. Taillée dans cette falaise toute blanche, la route abrupte grimpe vers le sommet. Les arrêts sont nombreux et nous pouvons regarder le val que nous venons de quitter et les maisons qui s'amenuisent ridiculement. Aucun de nous rouspète, quand le premier stoppe. La moyenne est très basse avec toutes les pauses pipi, photo et boisson. Enfin, transpirants et stoïques, nous arrivons à la cassure tenant lieu de Pass. Comme par hasard, aucun de nous a calculé le temps de l'ascension : bah ! un certain temps. C'est avec des yeux ronds que les deux Autrichiens de faction voient arriver ces trois êtres ruisselant de sueur, au matériel poussiéreux. Nous prenons les anoraks, les formalités de passage accomplies, nous échangeons quelques paroles et nous basculons. La première partie est mauvaise, extrêmement rapide. Nous évitons de nous laisser emporter, s'arrêtant assez souvent. Nous retrouvons bientôt la sortie du tunnel également en travaux sur ce versant, puis la route s'élargit, bien macadamisée, avec encore une pente respectable, mais bien cyclable. Le soleil rasant découpe les crêtes des monts, le paysage varié est presque solennel. Nous buvons notre première bière à Untzloipl, à la terrasse sous des tilleuls fleurant bon. Quelques kilomètres nous séparent de Ferlach, étape prévue où l'on rencontre un colonie française de jeunes filles. Et l'on dit que les Français sont des gens sédentaires !

Les jours suivants, itinéraire vers le Tyrol et la massif du Hohe Tauern, mais ce sera une autre histoire.

Depuis ce passage, le passeport et le visa, ne sont plus de mise. Le tunnel est ouvert, mais j'ignore si les cyclistes peuvent y circuler. Toutefois, l'intérêt touristique étant, par au-dessus pas de problèmes, à moins que le poste frontière soit désaffecté. La route d'accès au tunnel à des pourcentages de 12 %, puis des rampes de 32 % jusqu'au col. Côté autrichien, les premiers lacets ont une moyenne de 24 %, puis au niveau du tunnel de 10 à 12 %.

André SCHOUARTZ de Bourges