Revue N°5 page 28

UN ITINERAIRE INSOLITE : DE MONESTIER DE CLERMONT A LA MURE

 

Cette traversée que j'ai souvent faite n'est plus possible actuellement pour une raison très simple : il fallait franchir le Drac sur une passerelle, et aujourd'hui, ladite passerelle est ensevelie sous cent mètres d'eau.

Depuis que le lac-barrage de Monteynard a recouvert les profondeurs noirâtres du canyon du Drac, le paysage a certes gagné en agrément, mais il a perdu en variété. On quittait un plateau aimable, lumineux et déjà méridional pour s'enfoncer dans les gorges sinistres du Drac. C'était une sorte de descente aux enfers. Puis on remontait vers la lumière par une pente abrupte en se guidant sur des objectifs qui paraissaient presque célestes : le clocher de Monteynard et le château de La Motte-les-Bains. Au demeurant, tout cela était fort accessible et constituait une traversée "cyclo-muletière" facile.

Mais plaçons nous à notre point de départ, Monestier-de-Clermont. Vers le haut du village, une petite route s'échappe à l'Est, escalade le col de Freysse (950 m) et descend sur Tiraillère. C'est un hameau qui vous paraîtra peut-être banal, mais les circonstances de sa découverte me l'ont rendu inoubliable.

C'était par une journée d'automne dont la froidure contrastait avec les chaudes couleurs des feuillages. Il y avait là quelques maisons basses et, des grands toits s'échappaient, à contre-jour, de tièdes fumées. J'ai rarement éprouvé pareille impression d'intimité et de refuge contre toutes les tourmentes physiques ou morales.

Du village, part le sentier qui mène à Treffort. Il est en descente à peu près continuelle et ne nécessite pas de portage sauf au cours d'un ressaut très bref. Il devient cyclable sur la fin et après avoir doublé un transformateur, on atteint la route carrossable. La dernière fois que j'y suis passé, on m'avait même signalé qu'une fillette de Tiraillère l'empruntait tous les jours pour aller à l'école de Treffort.

Treffort avait un petit restaurant de chasseurs où j'aimais faire un casse-croûte rustique lorsque j'allais dans ce secteur. Il a malheureusement renoncé à la restauration et il faut descendre jusqu'au château d'Herbelon si l'on veut manger quelque chose. Autrefois, Herbelon dominait de haut le sombre ravin du Drac, maintenant il se trouve au bord d'un lac bleu où se balancent les voiles des plaisanciers. La douceur a succédé à l'âpreté primitive.

Passé Treffort, on continue à monter jusqu'à Sinard. On remarquera à droite le camp naturiste et, peu avant Sinard, des vignes qui mûrissent à 750 m d'altitude. C'est dire la douceur relative du climat du plateau. Je le fréquente depuis plus de 50 ans et je ne m'en suis jamais lassé. Les cafés ou restaurants qui m'étaient familiers ont parfois disparu ou se sont mis au goût du jour, mais le paysage est toujours aussi beau : par delà les grandes fermes isolées aux toits de tuiles plates, on aperçoit au loin les Aiguilles du Lus semblables au Cervin ou, plus près, les superbes parois dolomitiques des Deux Sœurs.

Après Sinard, la route descend jusqu'à Avignonet. Ce village, d'un aspect riant et doux, se trouvait alors au bord du gouffre noir. On descendait au canyon par un sentier en lacets, taillé dans la paroi brune, et il fallait parfois porter le vélo lorsque la corniche se rétrécissait, mais on arrivait somme toute facilement à la fameuse passerelle.

Or, un beau dimanche de 1946, notre petit groupe se trouva brusquement en présence du vide : la passerelle avait sauté durant les combats de la Libération. Elle avait cependant été remplacée par un curieux bac monoplace suspendu à un câble et actionné à la main par une manivelle.

Cette traversée inattendue se fit dans une bonne humeur frisant l'exaltation car cela nous faisait penser à certains passages de torrents dans les pays himalayens. Il y fallut du temps, car nous étions cinq ou six, et chacun, tour à tour, dut prendre place sur le siège incommode en tenant son vélo tant bien que mal.

De l'autre côté, le sentier de La Motte-les-Bains était au départ un chemin caillouteux assez large, mais d'une pente féroce égale ou supérieure à 20 % et je n'ai pu faire cette partie à vélo. Mais tout ceci est maintenant sous l'eau. Après ce terrible raidillon, la pente s'adoucissait et l'on arrivait aisément au château de La Motte-les-Bains.

Le château, reconstruit vers 1840, est assez grand et de bonne allure. Il sert aujourd'hui de colonie de vacances, après avoir été utilisé pour l'exploitation des sources thermales. Celles-ci ont disparu depuis la construction du barrage, car elles jaillissaient près du lit du Drac, au voisinage de la passerelle. Ces sources ont une légende très belle : lorsque le seigneur Amaury de la Motte revint de croisade, atteint de la lèpre, il contamina sa femme Béatrice. Celle-ci, par ses prières, fit surgir une source brûlante où ils se baignèrent et furent guéris...

Au-dessus de La Motte-Les-Bains, on aperçoit deux viaducs superposés où passe le chemin de fer électrique de la Mure. Cette ligne, la plus pittoresque de France, sans doute, fonctionne toujours pour le transport de charbon. C'est une succession de ponts et de tunnels dont certains sont hélicoïdaux. On y passe sans transition des "précipices affreux" aux viaducs aériens. Périodiquement, des voyages à caractère plus ou moins folklorique sont organisés à l'intention des groupements touristiques.

On va de la Motte à la Mure par la Corniche du Drac qui domine le lac de très haut. C'est une petite route tranquille où personne ne va. Elle traverse une région quasi déserte, mais bien abritée des vents du Nord, que l'on a appelée pompeusement la Côte d'Azur matésine. En effet, la vigne arrive à y mûrir, ce qui est proprement inouï pour cette Sibérie dauphinoise qu'est la Matésine.

Très humble côte d'azur en vérité, où tous les villages sont minuscules. Il y a Rouac, Marcieu, Mignanne, puis Chateaubois qui est un village abandonné, restauré par une équipe de jeunes. Le plus remarquable est Mayres qui a un clocher roman merveilleux dans sa simplicité. De plus, une route y mène à la plage du lac. Vers l'Ouest et le Sud, et très en contrebas, on voit les rives du lac resserrées entre des monts boisés où parfois des clairières laissent apercevoir quelques maisons. Au-dessus trônent le Mont Aiguille et la grande barrière du Vercors semblable à des escarpements dolomitiques.

On traverse encore Savel, St Arey et enfin Prunières, juste avant la Mure. C'en est alors fini de la route solitaire.

Paul CURTET de Grenoble