Revue N°5 page 24

MON PLUS BEAU COL

 

Bien que, comme tout cyclo qui se respecte, j'aie franchi l'Iseran et ses 2769 mètres, ce n'est pas à celui-ci que je consacre ce papier. Non plus qu'à Restefond ou autres seigneurs proches des 3000... ne les ayant jamais pratiqués !

Non, c'est à l'helvétique Grand-Saint-Bernard, plus modeste avec sa cote 2473, franchi à deux reprises (1964 - 1967)... et dans les deux sens, tout comme ses frères franco-italiens : Petit-Saint-Bernard, Cenis, Genèvre. Et il a fallu l'insistante circulaire de l'ami Perdoux pour me décider à exhumer ces toujours vifs souvenirs déjà éloignés d'une décennie, permettant enfin la réalisation d'un vieux projet !

Pourquoi le Grand-Saint-Bernard, pourquoi cette prédilection ?

En raison, tout d'abord, du haut intérêt touristique de la randonnée, bien sûr, que vous transformerez immanquablement en circuit en lui ajoutant l'un des trois cols susdits plus Montets et Forclaz avec, en prime, le Mont Blanc impressionnant côté italien, l'attachant Val d'Aoste, et pourquoi pas, la riante capitale piémontaise. Mais les accès directs au célèbre et antique passage se situent côté suisse à Martigny, et sur le versant transalpin à Aoste, respectivement distants de 43 à 35 kilomètres du sommet. Longue ascension donc, que je n'eus aucune honte à fractionner, couchant à mi-côte : Saint-Rhémy d'Aoste (1632 m) et Orsières en Valais (... 888 m !). Dans le premier de ces villages, je gelais en août sous une montagne de couvre-pieds, édredons et autres couvertures ainsi qu'au moment de reprendre le vélo, mais une succession de "strip-teases" m'amenaient torse nu au col. Sur l'autre versant, dans la Combe des Morts - brr !... - passé 2000 mètres, j'essuyai un terrible orage avec son et lumière stoïquement accueilli par les bovins du coin. Bien au sec sous le poncho, je refusai - luxe suprême !- la poignée de portière pitoyablement offerte par un Italo-Allemand qui m'attendit au col, m'offrant le verre chaud de l'amitié... au coin du feu ! Les soixante-dix-huit kilomètres de route vous élèvent puis vous abaissent de 6000 pieds dans un décor tour à tour amène et sévère, jamais indifférent, qui connaît évidemment son apothéose au point culminant, popularisé par la classique carte postale : hospice massif, lac noir gelé plus de six mois par an, chiens géants et débonnaires, moines noirs et blancs, dominés par le non moins classique Vélan (3765 m).

D'autres trajets alpestres, me direz-vous, présentent un égal intérêt. Bien d'accord. Voici donc le second motif de ma préférence : les puissants souvenirs historiques qui se rattachent à cet itinéraire pratiqué depuis des millénaires. A quelques centaines de mètres du col, passé la frontière italienne, se trouve un replat : le Plan de Jupiter, rappelant en ce lieu un temple romain élevé à ce dieu, les moines fouillant le sol y découvrirent force monnaies, médailles et autres objets votifs que l'on peut admirer aujourd'hui dans leur petit musée en compagnie de trouvailles plus récentes. A Bourg-Saint-Pierre, vous examinerez avec curiosité une pierre milliaire, ancêtre de nos bornes kilométriques, de la même époque, encastrée dans le mur du cimetière. Vous traverserez de vénérables villages : Sembrancher et ses eaux fluorées naturelles qui évitent aux indigènes... la fréquentation du dentiste ! Liddes, où le bois triomphe parmi les ancienne bâtisses, où l'antique grand'rue ne se confond plus avec la moderne "nationale", tout comme en amont le chemin des vieux âges... Mais comment poursuivre cette évocation historique sans rappeler enfin mai 1800 où Bonaparte et ses troupes franchissaient ce col à destination de Marengo ?

L'hiver n'était pas terminé sur ces hauteurs et l'on traînait les pièces de douze dans des moitiés de sapins évidées, cent hommes par pièce tiraient sur des cordes. Ramuz rappelle dans l'un de ses livres l'histoire de ce guide valaisan du Premier Consul qui déplorait sa pauvreté devant son illustre client, dans ces conditions, comment se marier ? Le pauvre garçon, rentrant chez lui, y a trouvé un rouleau d'or. Légende ? Peut-être, comme celle des canons aux roues cerclées de paille pour ne pas éveiller la forteresse valdotaine de Bard. Quoiqu'il en soit, 40 000 hommes et cent canons défilèrent sous les murs du vieil hospice, du 1er au 21 mai 1800, Bonaparte fermant la marche. L'un de ses généraux, Desaix, tué à Marengo, a désormais son mausolée au Grand-Saint-Bernard, dont l'hospice, fondé en 1050 par Saint-Bernard de Menthon, a rendu, pendant des siècles, d'infinis services. Avec leurs chiens au légendaire tonnelet d'eau-de-vie, sur un passage enneigé neuf mois par an, entre septembre et juin, les moines sauvèrent d'innombrables voyageurs, pauvres pour la plupart : pèlerins et maçons italiens allant travailler en Suisse dès avril et retournant chez eux en octobre. Les progrès de la voirie, des moyens de transport, et la construction du tunnel routier à la cote 1900 les ont pratiquement rendus inutiles. Ajoutons que les jeunes de Saint-Rhémy, déjà cité, les aidaient dans leur tâche. Jusqu'en 1927, ces "soldats de la neige" furent en compensation exemptés du service militaire.

Tourisme, histoire, mais aussi littérature...  Nous avons déjà vu l'écrivain vaudois, Charles-Ferdinand Ramuz, le Giono suisse, s'intéresser au coin. Un fin romancier français, bien décrié de nos jours, j'ai nommé Henri Bordeaux, y a situé son œuvre maîtresse, "La Neige sur les Pas", également portée au grand écran. Le Genevois, Rodolphe Töpffer l'a fréquenté vingt-cinq ans avec ses pensionnaires et lui consacre des dizaines et des dizaines de pages dans ses fameux "Voyages en zig-zag". Extrayons-en ce savoureux passage :

"Un monsieur dîne avec nous. On cause. Il s'agit de la route à ouvrir par le Saint-Bernard. L'entretien va bien jusqu'à ce que nous venions à découvrir que ce bon monsieur s'imagine que le bas Valais veut percer un tunnel par-dessous la montagne. Grande idée ! mais nous ne nous y attendions pas...".

C'était en 1839, et le conservateur Töpffer n'imaginait pas la justesse de vues de son interlocuteur ! Il ajoute un peu plus loin :

"Le passage de l'armée française coûta 36 000 Francs à l'hospice. Bonaparte, qui pourtant aimait et favorisait l'hospice, ne lui a jamais remboursé que 18 000 Francs !".

En 1842, après avoir connu le vertige à La Chenalette (2800 m) aujourd'hui desservie par un télésiège, il annonce : "Chaussée empierrée, sentiers sauvages, chemin en corniche vont faire place à une grande et belle route cantonale". Il ne devait d'ailleurs pas voir celle-ci puisque ce fut son dernier voyage. On pense à ce guide du Cervin, Guido Rey, qui avait annoncé sa mort pour le jour où la route carrossable, remplaçant l'antique sentier, atteindrait Breuil...

Mais, tout ce qui précède ne m'aurait jamais décidé à vous infliger ces pages si le Grand-Saint-Bernard ne m'apparaissait désormais comme le col de l'Amitié, bons collègues en vacances du côté d'Ivrea, commerçants Turinois séduits par mon étincelante machine, et surtout ce jeune cycliste, Turinois également, rencontré au sommet du col, alors qu'il accomplissait en moins de 24 heures Turin-Grand-Saint-Bernard... et retour ! Douze ans se sont écoulés, et toutes ces précieuses amitiés se sont conservées.

Si le Grand-Saint-Bernard ne figure pas encore sur votre liste, consacrez-lui votre été 77. Certes, le tunnel routier a changé bien des choses, canalisant le flot des touristes pressés, en route vers l'Italie. Mais, au-dessus d'eux, vous n'en serez que plus tranquilles pour visiter l'hospice et, du côté de Bourg-Saint-Pierre, pour casser une croûte au "Déjeuner de Napoléon".

Jean MARIAC de Fontaine (38)