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BREVE RENCONTRE

Revue N° 04 Page 22

Il y a quelques jours, j'ai rencontré mon vieil ami François. C'est un vieux cyclo retraité, c'est-à-dire qu'à l'approche des 80 ans, il a jugé plus sage de ne plus affronter des périls routiers qui ne sont plus de son époque.

Il m'a raconté une histoire extraordinaire - celle qui va suivre - mais quand j'ai émis l'idée d'en tirer un récit pour la Revue du Club des Cent Cols, il s'est presque fâché : "Tout le monde va me prendre pour un vieux fou" m'a-t-il dit.

Il m'a fallu discuter ferme pour obtenir du Père François l'autorisation de publier son histoire. Il est vrai que comme lui je suis un randonneur solitaire et malgré les quelques trente années qui nous séparent, je suis à même de parler son langage. Si je n'ai pas encore connu d'aventure semblable à la sienne, il n'en est pas moins vrai que jadis, il y a bien longtemps alors que je passais des journées entières seul dans les bois à ébrancher les arbres qu'avaient coupé les bûcherons, j'ai bien souvent donné une traduction bizarre aux bruits de la forêt pourtant fort anodins : branche qui craque ou cri d'un bête des bois. Combien de fois, j'ai eu l'impression que quelqu'un m'appelait par mon prénom. Je n'étais pas fou j'étais même très lucide, l'esprit toujours en éveil prêt à détecter les patrouilles allemandes ou miliciennes qui traquaient dans les campagnes les réfractaires du S.T.O.

Je lui citai également le cas de Jeanne d'Arc, petite bergère solitaire qui interprétait à sa façon le langage du vent, des sources et des bois. Était-ce une folle ? Le père François se défend d'être un mystique mais cet argument assez insolite le décida à m'autoriser à conter son histoire : "Jeanne d'Arc me dit il - mais c'est précisément au cours de cette randonnée que j'ai traversé son village, j'ai même visité la maison du père Darque" Et il me remit un vieux cahier d'écolier dans lequel il avait consigné les aventures de cette insolite randonnée.

Avant de passer le stylo-bille au père François, je précise que cela se passait en 1960, année vraiment désastreuse au point de vue météo, à croire qu'il n'y aurait plus jamais d'été. Dès le départ cette randonnée de vacances prit un aspect des plus insolites, à croire qu'un esprit malin qui se voulait humoriste s'ingéniait à me jouer des tours. Qu'on en juge...

19 Juillet : ... étape placée sous le signe du chien vu qu'il a fait toute la journée un temps à ne pas en mettre un dehors ; pull-over et anorak sur le dos en permanence. A Saint Laurent du Jura, un thermomètre publicitaire marque + 5° C. Sous les averses les lacs jurassiens ont un aspect gris et luqubre. étape à Villers le Lac, hôtel des Cloches où au premier abord, on me prit vraiment pour un clochard.

20 juillet : je laisse le vélo pour une excursion en bateau au Saut du Doubs ; un mauvais canot a moteur baptisé "Marcelle"; quelques jours plus tard la même "Marcelle" fait naufrage entraînant plusieurs vacanciers dans la mort.

23 Juillet : ... averses diluviennes, vent glacial. Étape à Rambervilliers, hôtel du Nord. Dans la vallée de la Bruche (Bas Rhin), je suis resté bloqué à un passage à niveau gardé non seulement par des barrières mais aussi par des gendarmes. Soudain surgit à toute vitesse un autorail tout empanaché de drapeaux et de croix de Lorraine : "c'est de Gaulle qui vient d'inaugurer le monument de Struthof" m'explique un gendarme.

24 juillet : le grand événement de la journée a été le retour du beau temps ; la petite bergère de Domremy m'a porté bonheur car aujourd'hui le programme de la journée passait par son village. Étape à Nancy hôtel de l'Espérance.

25 juillet : ... espérance bien vite déçue. De nouveau le mauvais temps Pluie. Étape à Sarrebrück, hôtel "Zum Stiefel" (traduction "hôtel de la botte"). Fâcheux souvenir rétrospectif, d'autant plus que j'ai bien cru un instant que j'allais en recevoir un coup dans le postérieur lorsque je vis toute une escouade de policiers faire irruption dans l'établissement et en ressortir traînant avec eux quelques "dames" aux allures ne laissant aucun doute sur leurs activités. Ignorant tout de Sarrebrück où je n'étais jamais venu, j'étais tout simplement tombé dans un "clandé"... à mon âge.

Mais revenons en arrière, à cette mémorable journée du 22 juillet, la pire de toutes.

Vers huit heures, je quittais Giromagny sous la pluie après avoir passé la nuit a l'hôtel du Soleil. Je vous jure que je n'invente pas toutes ces fantaisies météo-hôtelières. Après cela, comment douter de la réalité du récit qui va suivre et comment s'étonner qu'en plein XXe siècle il y ait encore des gens superstitieux ? Pourquoi rire des terreurs qu'éprouvaient nos ancêtres devant tout événement insolite que la science n'avait pas encore expliqué ?
Je reprend mes notes au soir de cette journée : "... conditions météo hivernales ou presque. Descente des cols transformée en glacière. Sur la route des crêtes vosgiennes, il n'y manquait que la neige pour se croire en Janvier ; brouillard limitant la visibilité à quelques mètres accompagné d'une pluie diluvienne et d'un vent arrachant tout sur son passage.

Je me trouvais donc là, sur la route des crêtes, à mi-chemin entre les cols de la Schlucht et du Bonhomme, arrêté derrière un repli de terrain pour reprendre mon souffle coupé par le vent ; autour de moi, le brouillard, poussé par la tourmente, franchissait la crête telle une cascade sautant un ultime rocher avant de tomber dans l’abîme. Le spectacle ne manquait pas de grandeur mais j'avoue l'avoir très peu apprécié.

C'est alors que deux ombres, sorties de je ne sais où, surgirent soudain à mes côtés, presque à me toucher, deux ombres tenant chacune un vélo à la main et recouvertes d'une grosse pèlerine de drap à capuchon pointu sous lequel je distinguais à peine leurs visages. Le premier, pas très grand me parut très brun de peau avec des yeux d'un éclat étrange dans le fond de son capuchon.

Mais ce fut surtout l'autre qui retint mon attention ; plus grand, il portait une belle moustache blanche et des lorgnons genre pince-nez comme jadis. Sous sa capuche, on devinait une casquette de drap d'un modèle démodé depuis longtemps ; jusqu'à sa bicyclette qui semblait sortie des premiers tours de France. Une expression de grande bonté se lisait sur son visage. Le plus étrange, c'est que ce visage ne m'était pas complètement inconnu ; je l'avais déjà vu quelque part... mais où ?

Notre surprise fut réciproque et nous restâmes là à nous dévisager pendant une bonne minute à savoir qui parlerait le premier. Ce fut le "vieux" qui se décida : "Sale temps" dit-il simplement "Oui...euh...sale temps" répondis-je fort embarrassé "Tu es courageux de rouler par un froid pareil, continua le vieux, c'est bien, il n'y a pas de mauvais temps pour un vrai cyclo."

J'allais lui répondre que j'étais beaucoup plus cinglé que brave et que cela me faisait bien plaisir de voir que je n'étais pas le seul, mais une véritable trombe glacée ne m'en laissa pas le temps. Je fis le dos rond sous la rafale et lorsque je relevais la tête je me retrouvais seul, tout ce qu'il y de plus seul. Je fis quelques pas dans le brouillard en poussant quelques clameurs dans l'espoir de retrouver mes deux cyclistes mais ils avaient disparus comme emportés par le vent qui seul me répondit et ses mugissements me parurent soudain bien lugubres.

Je me pinçai énergiquement pour m'assurer que je ne rêvais pas puis, enfourchant ma bicyclette, je quittai ces lieux aussi rapidement que la visibilité me le permettait. Sans trop savoir pourquoi j'évitai de me retourner.

Je roulai ainsi pendant un kilomètre environ et j'arrivai près d'une cabane sur le seuil de laquelle un homme fumait sa pipe ; un bûcheron sans doute. Je lui demandai s'il n'avait pas vu passer deux cyclistes.

Il prit son air le plus étonné : " des cyclistes s'exclama-t-il, mais il faut être fou sauf votre respect pour venir ici à bicyclette par un temps pareil. Je n'ai pas quitté ma cabane de la journée et vous êtes bien le premier vivant que je vois depuis ce matin". A ces mots, je sentis un frisson glacé me parcourir l’échine, un frisson qlacé qui ne devait rien à la température ambiante. Si j'étais le premier vivant, les deux autres...qu'étaient-ils donc ???

Que Pierre Loti me pardonne si jadis sa littérature m'a fait sourire. Pouvais-je deviner qu'un jour les génies du brouillard me feraient connaître mon ignorance en mettant sur mon chemin les fantômes de nos bons vieux maîtres disparus comme autrefois les fantômes des marins perdus en mer sur la route des pêcheurs d'Islande. Il ne faut pas plaisanter avec ces choses là ...

Non, il ne faut pas plaisanter avec ces choses là, je suis de votre avis bon papa François, car ce jour là, vous aussi, tout comme les pécheurs d'Islande, vous avez bien eu la fâcheuse impression d'avoir bavardé avec des trépassés.

Récit recueilli par René LORIMEY

VILLEURBANNE (69)


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