Revue N°2 page 29

Un 3000

de Marcel BIOUD (V.T VOIRON-38)

 

Le jour était levé depuis longtemps sur la Bérarde alors qu'ils laçaient, pour une fois, de vrais souliers de montagne au lieu des habituelles chaussures souples de coureurs d'alpages. Au Clapier, pourtant, il faisait encore nuit, mais rude est la rampe qui part de Bourg d'Arud, et à St. Christophe, toutes affaires cessantes, ils avaient re-déjeuné, Marcel, devenu père de famille sur le tard, avait fini par n'y plus penser. Puis un jour, Gérard en avait parlé.....

                    "Faut aimer" avait dit Bernard avec un certain sourire.

"Vous êtes fous" opinait le Président, par acquis de conscience, car il les connaissait bien et savait que ça se ferait.

Les autres s'étaient sentis peu concernés et n'avaient pas commenté.

En ce beau matin d'Août, ils étaient à peu près seuls dans le vallon des Etançons, ce qui évitait de répondre à cette question naïve : Où allez‑vous avec ces vélos ? Ils virent au loin le Chatelleret, obliquèrent à droite et comprirent vite que le pain blanc était mangé. Après tout, c'était un "muletier" comme les autres : lacets, portage, repos, contemplation et grignotements de biscuits secs. Ils s'élevaient rapidement et pouvaient admirer à loisir ce haut lieu où ils n'iraient jamais et dont le nom veut dire midi en patois.

Il faisait bon être trois. L'un passait devant, halant les machines que lui tendaient les deux autres. Libero, ancien berger de Sardaigne, semblait être à l'aise. Gérard en oubliait ses pêches qui avaient le mauvais esprit de mûrir toutes à la fois. Le troisième ne pensait à rien car il était en vacances.

                    Ils arrivèrent au pied du névé, cherchèrent de l'eau sous les pierres, cassèrent la croûte et, par une marche de biais, atteignirent le pied du couloir. La neige molle, portait bien, alternant avec une terre glaise très instable. D'incertains morceaux de câble furent les bienvenus. Deux touristes descendaient, qui montrèrent des signes d'étonnement. La pente était rude, le souffle court, les pauses fréquentes, le silence éloquant quand un regard osait se porter en arrière.

                    Et ce fut le sommet. Petite plate-forme où l'on passa vingt délicieuses minutes à contempler la Meije, le Pavé, le couloir du Diable, à s'entre-photographier. Le glacier s'étalait, débonnaire et de dimensions modestes. Le plus dur était fait, semblait-il. D'un geste familier, ils remirent la barre en travers de l'épaule. Tout alla bien d'abord, puis la neige prit une couleur louche et ils s'arrêtèrent, méfiants et perplexes. Pas longtemps. Les pieds du premier lâchèrent prise sur la glace sous jacente et le second suivit presque aussitôt. Comme il était plus lourd, ce fut très vite un enchevêtrement de bras, de jambes et de ferraille qui stoppa 30 mètres plus bas, dans la neige profonde. Le vieux constata qu'il lui manquait de la peau autour des apophyses, récupéra ses lunettes dont une branche émergeait de la neige, fit rapidement son deuil de sa montre, se jurant qu'il ne remettrait plus de bracelet métallique pour faire de la glissade sur les glaciers. Libero rigolait, incorrigible optimiste qui avait crié tout le long de la descente "ça va, c'est bon, c'est bon!".

                    Gérard, resté là-haut, n'avait même pas songé à prendre une photo. Après mûre réflexion et sans enthousiasme, il prit le même chemin, mais contrôla mieux son dérapage. Que Villar d'Aréne était loin encore..... Plus bas, une large trace sur une échine morainique avait des allures de chemin cyclable. "On va pouvoir rouler" dit Libero. Marcel le regarda, vit qu'il ne plaisantait pas, se rappela que le même individu avait passé, avec son vélo, le Pas de la Mort aux sources du Guiers Vif, et se tut.

                    La piste n'était cyclable pour personne, bien entendu. Tout de même, au plan de Valfourche, petit paradis de verdure, Ils roulèrent quelques hectomètres. Le paysage s'humanisa. Il fallut expliquer des tas de choses à des tas de gens. Ils roulèrent encore un peu sur le long plateau après l'Alpe de Villar d'Arène, puis, les jambes lourdes, dévalèrent les lacets qui aboutissent au pied du Col. Là-haut, dans les schistes, existe un passage au nom pittoresque, le Pas de l'Ane à Falque, et Marcel se rappela qu'il n'y brillait pas trop, certain jour qu'il se rendait à vélo du Lautaret au Casset en passant par l'Arsine. Il fallut descendre le col par une nuit d'encre et pas trop vite car le vélo de Gérard ferraillait vilainement et Libero avait semé des écrous. "Ah, ces pauvres 700", grommelait le vieux que sa femme attendait. Au Clapier, les voitures attendaient sagement. Et chacun s'en retourna, plein d'usage, sinon de raison.

Marcel BIOUD.