Revue N°2 page 25

"Dédié à ceux qui en rêvent et qui n'osent pas !"

DE  BERGAME au COL DE MALOJA, TOUT DROIT

de Michel PERODIN, de TALANT (21)

 

 

    Carona - 23 Septembre 1970 . La pluie vient de cesser. Une éclaircie fugace illumine quelques instants l'étroit bassin vert où vient mourir la route partie de Bergame, à 50 kilomètres au Sud. Le caprice du vent referme le rideau un instant écarté et replonge dans la grisaille le haut val Brembana, de nouveau morose sous le bas plafond des brumes. L'inquiétude me prend : il est déjà 14 H.30 et j'hésite à m'aventurer sur la petite route blanche, raide comme un mur, qui succède à l'asphalte rassurante. Un de mes vieux rêves de cyclotouriste se cache derrière l'écran opaque du brouillard ; la traversée directe de Bergame à l'Engadine par les massifs des Alpes bergamasques et rhétiques. Me voici donc à Carona, 1132 mètres, à pied d'œuvre, et le ciel me trahit.....

    Pourtant reculer est hors de question sans compromettre toute la suite de la randonnée pour laquelle le temps m'est assez limité. Pas d'autre solution que de persévérer en bravant les conditions que le ciel m'impose, et malgré mon ignorance à peu près totale des difficultés du terrain ; la volonté de réussir, une certaine expérience de la montagne, le piment de l'aventure,, seront mon doping ; la carte routière au 1/200.000èmie du T.C.I., malgré ses imperfections, sera mon guide.

    Poussant le vélo sur la route abrupte, j'entre bientôt dans la masse humide et grise, dans un environnement fantomatique de sapins funèbres. Puis c'est un grand alpage pierreux dont la pente file, raide, à mon côté droit, vers des profondeurs invisibles ; la marche se poursuit, dans cette atmosphère d'oppression qu'on éprouve toujours à se sentir seul dans l'immensité vide, silencieuse et ouatée, jusqu'à un petit sentier se détachant à gauche pour s'élancer dans l'herbe ; à son départ, une pierre porte l'inscription "Vénina" à la peinture rouge, Venina, le col qui doit m'ouvrir le passage sur Sondrio! Ce serait très encourageant s'il n'était déjà 16h20 ... Plus que 2 heures de jour blafard avant la froide nuit d'automne ; il n'est guère question de batifoler, ni même d'hésiter, il ne s'agit que de forcer jusqu'à l'obscurité, ou jusqu'à la rencontre d'un providentiel abri.

    Dans un replat herbeux, la trace s'évanouit, mais un coup de vent inespéré, chassant tout un pan de brume, m'épargne une erreur fatale en me rendant mon fil d'Ariane qui repart en crochets à l'assaut du col, parmi les jeux du vent et du brouillard qui sont à l'origine des spectacles les plus féeriques de la montagne : on étouffe dans la grisaille, marchant comme un somnambule résigné, et tout à coup, le voile se déchire, le ciel bleu apparaît, les cimes ensoleillées émergent, on pèse une tonne de moins, on a envie de hurler sa joie. Même si ça ne dure pas, l'espoir s'installe.

    L'ascension continue dans la brume changeante et translucide ; la crête est là, toute proche à ma gauche, mais la trace disparaît encore et se fond dans l'herbe, irrémédiablement, laissant à mon intuition le soin de trouver la passage du col dans cette longue crête hérissée de rochers qui s'effondre côté nord en une falaise dont la chute se perd dans la crasse.

    Il est 18 Heures. Une reconnaissance à droite, une autre à gauche, ne donnent rien. C'est le piège. La perspective d'un bivouac, fin septembre, à 2.500 mètres, dans le vent et le brouillard, avec la menace de la pluie sur la tête, n'a rien d'exaltant ; il faut pourtant s'y résigner, mettre à profit  les dernières clartés du jour pour grignoter un repas de détresse, avant de se glisser dans le sac de couchage ; recroquevillé contre un rocher pare-vent, les jambes enfilées dans les manches d'anorak et le poncho par-dessus la tête, me voici prêt à affronter la longue nuit en espérant des lendemains qui chantent.

    Et quelle nuit ! Le vent, le froid, le sol inconfortable, la hantise de la pluie ; mais quel spectacle ! A 100 mètres sous mes pieds, parfois moins, la masse boursouflée et mauve de la mer nuageuse au niveau changeant, les grands sommets noirs se découpant à peine sur le ciel étoilé, enfin le triomphe de l'aube tant désirée. Le vent se lève et disloque la surface cotonneuse dont les lambeaux défilent au grand galop dans le matin lumineux et glacial.

    Un "cyclo" s'extirpe piteusement de son duvet, semblable à une gangue de givre, la plaque bleue du lac de Venina égaie la profonde vallée encore noyée d'ombre qui se creuse vers le Nord ; à ma droite, une profonde dépression coupe la crête de Venina sous le Pizzo del Diavolo : le col sans doute et je suis monté bien trop tôt ; y redescendre parait risqué, à cause du vélo ; faut-il, pour la première fois, abandonner, alors que le succès est en vue et que le ciel m'encourage ? Encore plus vexé qu'ennuyé, je retourne à mon "campement" pour y trouver trois chasseurs, pas autrement surpris, qui m'offrent du café chaud et m'invitent à les suivre par une petite brèche échancrant la falaise et ouvrant sur un raide pierrier. Les vaches y passent bien, prétendent mes guides, mais moi je porte un vélo, je n'ai que deux jambes et les pierres givrées sont autant de traquenards. N'ayant pas le choix, je suis le mouvement, derrière mes chasseurs qui disparaissent rapidement vers le fond de la vallée.

    Me voici une nouvelle fois seul aux prises avec les embûches de la montagne ; vélo sur l'épaule, tâtant du pied chaque pierre, rebroussant parfois chemin devant un passage trop dangereux, heurtant le nocher tantôt d'une roue tantôt de l'autre, et de plus en proie à de violentes douleurs au genou gauche, il me faut près d'hue heure pour atteindre, 50 mètres plus bas, une vague trace menant au lac ; le plus dur est fait, bien que le chemin au-delà du barrage s'avère un peu raide pour mon genou défaillant. Au hameau d'Ambria, 1.325 mètres, j'accepte avec plaisir le partage du modeste repas d'un brave paysan. Un chemin convenable aboutit en peu de temps au confluent du Caronno où commence la petite route carrossable qui débouchera bientôt en balcon superbe sur la majestueuse et riche Valtelline aux vignobles ensoleillés.

    Sondrio. On remonte aussitôt vers ,le cœur du massif. La pente est continue mais inégale. Mon genou, qui n'a plus à supporter le poids du corps, fonctionne sans douleur et la prochaine nuit devrait finir de la reposer avant l'attaque du col de Muretto.

    Le versant Sud de la Bernina, que j'avais imaginé grandiose et enneigé, me déçoit un peu avec ses grandes étendues vertes. Passé Chiesa, le Val Malenco se resserre en une étroite vallée au caractère sauvage qui oblique vers l'ouest pour venir buter contre les formidables escarpements ombreux de la Disgrazia. La tombée de la nuit me trouve à Chiaregglo, terminus de la route, où une soupe chaude au feu de cheminée et une grange accueillante me feront oublier les affres et merveilles de la nuit de Venina.

    Et le lendemain matin me retrouve en selle, parmi les prés gelés tapissant le fond plat du cirque. Un antique chemin d'alpages s'échappe vers le nord, dans l'axe du col, en tournant le dos aux draperies de glace de la Disgrazia. Deux heures et demie de marche assez facile suffisent pour atteindre l'échancrure droite du col double de Muretto, sur la frontière italo-suisse. D'emblée, la descente s'annonce laborieuse, par un sentier raide et dérapant où, par places, l'aide de la main gauche s'avère bien utile pour S'accrocher à la roche. Mon genou, peu douloureux au cours de la montée, retrouve au cours de cette descente abrupte, son hypersen-sibilité, me tirant parfois des hurlements de fauve qui me donnent l'illusion d'un soulagement momentané.

    Au terme de ce passage éprouvant m'attend un névé aveuglant, dur et bosselé, mais par bonheur presque horizontal, d'où sort le torrent Orlegna. Corsant bien inutilement la difficulté, je m'offre un intermède acrobatique sur les rochers qui encombrent l'étroite coupure par où l'eau claire cascade vers le replat alors que le sentier se déploie tout bonnement sur une bosse de la rive droite.

    La descente, d'une lenteur désespérante, me rapproche du replat où confluent le Forno et l'Orlegna ; malgré son allure précautionneuse, elle est ponctuée de mes cris de douleur, dans une ambiance soudain guerrière de rafales de mitrailleuses et de coups de canon que les échos se renvoient interminablement : l'armée suisse a pris possession des montagnes pour ses manœuvres d'automne habituelles, mettant à profit les radieuses journées d'arrière-saison avant que ne s'installe le grand silence blanc.

    Au confluent, défense d'aller plus loin. Semblables à des prisonniers gardés à vue, trois hommes : deux chercheurs de cristaux et un cyclotouriste, sous l'œil vigilant de la sentinelle, organisent de leur mieux la pause casse-croûte forcée, bain de soleil et conversation.

    A 14 Heures, comme promis, liberté toute provisoire puisqu'il faut stopper un peu plus loin pour vingt autres minutes, le temps d'un ultime branle- bas tonitruant, après lequel vient la retraite générale jusqu'à une prairie où s'opère le rassemblement final. Les manœuvres des alpins italiens sont tout de même plus folkloriques : odeur de crottin, longues files de mules au pas sonnant clair, au baluchon débordant qui vous envoie au décor et pas un seul coup de feu !

    L'aventure est finie. Une petite route cyclable quitte la prairie du lac de Cavloce et tombe sur les terrassements d'un barrage en construction avant d'atteindre la route nationale sous le dernier lacet du col de Maloja. La folle dégringolade sur Chiavenna, étourdissante dans le grand soleil, sera la digne récompense de mes misères ...... avant d'autres efforts.

 

Cartes utilisées : 1/200.000  N° 5 du T.C.I.
  
                                        1/200.000  N° 211 Michelin

Equipement : 1 sac de guidon, 1 duvet
  
                         1 paire de brodequins légers dits "pédules".

Michel PERODIN