Revue N°2 page 20

LE CENT QUATRE VINGT DIXIEME

de Maurice CAUBIN, de GOURDAN-POLIGNAN (64

 

 

    Il serait bien dommage de ne pas profiter de cette belle journée de veille de Toussaint, pour goûter aux plaisirs de la montagne. Me voici donc, en fin de matinée, en train de descendre d'Argelès-Gazost vers Lourdes. A cette heure la circulation motorisée ne me gêne guère car le long serpent d'acier remonte vers les cimes.

    Lourdes ne connaît plus la foule estivale. A midi, je suis à Lestelle- Bétharam où j'assiste à la sortie de la grand-messe, ce qui m'oblige à pratiquer du slalom au cours duquel j'évite successivement trois petites filles en robes claires, une mémé trottinant à l'aide de sa canne et le vicaire de la paroisse, pour le retrouver finalement nez à nez avec un gentilhomme à rosette.

    Cet intermède ne m'empêche pas de remplir mes narines de l'odeur succulente d'un poulet rôti qui s'échappe d'une fenêtre grande ouverte. L'appétit ainsi aiguisé, il ne m'est guère possible d'aller trop loin sans m'arrêter pour manger. C'est ce que Je fais au bord de la rivière avant d'arriver à Asson. Un tronc d'arbre pour appuyer le vélo et mettre la table, et un tas de bûches pour me servir de fauteuil, quelle aubaine.

    Le soleil est encore chaud malgré la saison, et je ne regrette pas d'avoir troqué mon survêtement contre le short. Dans la traversée d'Arthez-d'Asson, je ne sais plus qui je suis, car on me prend tour à tour pour Merckx, pour Poulidor et enfin pour Bartali. Si j'avais rencontré un octogénaire, il m'aurait sans doute pris pour Lapize.

    Voici le hameau d'Etchartès (560 m.). Il faut quitter la bonne route pour grimper vers le Col de Spandelles qui franchit la montagne 820 mètres plus haut à 9 Kms. et demie d'ici. C'est pourquoi du 38 x 24 je passe tout de suite au 26 x 24. Un brave homme qui va garder ses vaches me signale que je suis bien  sur le chemin du col, mais que je n'y suis pas encore. Le col, me dit-il, est là-haut à gauche des bois de mélèzes. Dernière maison, dernier goudron. Un brusque virage à gauche et je quitte le torrent qui dégringole à grands remous d'écume. Quelques minutes plus tard, je découvre, en plan, les toits et les jardins que je viens de côtoyer. Mais la vue s'élargit bientôt, au-delà de la vallée qui se creuse à ma droite. Je découvre d'un coup toute la chaîne du Gabizos déjà revêtue de son manteau d'hermine et là-bas, dans le fond, la cambrure du Col d'Aubisque dominant l'impressionnant cirque du Litor. Ce décor, je l'aurai presque jusqu'au sommet. Et pour mieux l'admirer, je fais une halte.

    Depuis en bas, deux voitures seulement sont passées, en voici une autre, la dernière qui monte dans un crépitement de cailloux contre la tôle. Et mon ascension ne poursuit lentement dans un calme parfait que trouble seulement le bruit de mes roues qui s'accrochent au sol déformé, et la fuite éperdue de quelques lézards qui profitent des derniers rayons de soleil. Car il fait vraiment chaud, mon front est trempé et la sueur dégouline en filet le long de mon nez pour venir tomber régulièrement sur le cadre ou juste à côté, de part et d'autre, suivant la cadence de mon coup de pédale.

    Il y a presque une heure que je monte et j'aborde maintenant une série de virages en épingle à cheveux. Avant de tourner, la pente s'adoucit pendantune trentaine de mètres et d'un coup sec on se trouve dans le ravinement de la courbe face à du 12 %. Alors pas de rémission, je remonte à l'arrière sur le 28 dents. Pour ceux  qui prendront mon 26 x 28 comme ridicule, je signale qu'avec ma monture je dépasse de 10% le dixième de tonne et comme je n'échappe pas à l'inexorable loi de la pesanteur.

    Cette succession de lacets me rapproche de la forêt de mélèzes et je ne tarde pas à me trouver à l'ombre. Le sol est encore gelé et le bord de la route est recouvert de neige fraîche au sens propre et au sens figuré. Mais le ciel réapparaît à travers les hêtres qui ont déversé sur le sol un tapis de feuilles rouges. Encore quelques lacets et au-dessus de ma tête J'entends des bruits de moteurs, je suis à 500 mètres à peine du point culminant, et comme pour se faire pardonner des rigueurs de son tracé, la route se termine en faux plat, ce qui me vaut de finir l'ascension sur le 38 dents.

    Un dernier soubresaut de la pente, et  je me retrouve sur le terre-plein  où une dizaine de voitures, éparpillées, exhalent des relents d'huile chaude. La pancarte indique "Col de Spandelles, 1380 mètres" ; vélo appuyé contre le panneau, je prends une photo souvenir et je passe mon survêtement.

    Une dame et un monsieur issus d'une Dauphine viennent vers moi. Je sais déjà ce qu'ils vont me dire : "Vous êtes monté à vélo ? sur cette mauvaise route ? Quel courage !". Moi je me contente de répondre: "Oh! vous savez, avec ce beau temps, il m'aurait fallu davantage de courage pour faire de la voiture". La dame fait un "Ah! bon" de quelqu'un qui n'a rien compris et le couple me quitte sur un "Au revoir et bonne route".

    Dans la descente, je retrouve le goudron et l'ombre. L'air est vif et par bonheur après 10 minutes de descente, un palier de 3 Kms. est le bienvenu pour me réchauffer un petit peu. Argelès-Gazost, la route du Col d'Aubisque, me voici de retour.

    Ce soir, sur la liste des cols, j'inscrirai le nouveau venu, ce sera le 190ème.

Maurice CAUBIN.