Revue N°1 page 19

" TOUR DU MONT-BLANC "

de Marcel BIOUD

 

 

    Le sentier de Grande randonnée du Tour du Mont-Blanc, le T.M.B., a dû tenter plus d'un amateur de cyclo "alpinisme" (n'exagérons rien). L'itinéraire est décrit minutieusement dans le topo guide des sentiers GR. Le gîte et le couvert ne manquent pas sur le parcours et le balisage est très complet. La place de l'aventure est donc limitée, mais l'effort demeure : il y a tout de même plus de 7.000 mètres de dénivelée .... Voici donc un bref récit à l'usage de ceux qui voudraient éviter la cohue vacancière des deux Saint-Bernard et voir les glaciers d'un peu plus près.

    24 Août 1972. Parti après dîner du Raccard, au-dessus de Sallanches par la roide petite route de Combloux, me voici à Notre-Dame de la Gorge en train de changer de chaussures et de ceindre un sac "banane" dont je m'étais passé jusqu'à présent pour ce genre de randonnée. J'y ai bourré un survêtement, un collant, un pull, sans oublier le poncho tenu par deux brides. Un sac de guidon, un "K-Way", un appareil photographique reflex, fort lourd, complètent l'équipement. Randonneuse Routens avec roues de 650, petit braquet : 30 x 27. Rude montée le long du Nant Borrant; des motocyclistes redescendent, bondissant de bloc en bloc. Spectacle affolant. Léger replat avant le chalet hôtel, puis la montée reprend dans la forêt, sillonnée par des véhicules tout terrain.

    La vallée s'élargit et un chemin facile me conduit au chalet dortoir de la Balme où je passerai la nuit. Il est 18 h.; le silence est revenu ; je regarde tomber la nuit sur le Mont Joly et la vallée des Contamines. On est bien.

    25 Août. Montée au col du Bonhomme, classique cyclomuletière, où j'arrive vers 8 h. après un passage un peu ingrat dans les éboulis. Rencontre avec un berger qui trouve ce mois d'Août bien médiocre. C'est bien vrai, mais aujourd'hui c'est le grand beau.

    Le sentier monte obliquement vers la gauche et offre une très belle vue sur le Beaufortin et le Lac de la Giettaz. A la Croix du Bonhomme, la piste se dirige au Nord, sur terrain spongieux et plaques de neige tardives : le soleil venant assez tard, on n'enfonce pas trop.

    Col des Fours. Laissant là ma monture, je pousse par un curieux labyrinthe, rocheux et une longue pente douce jusqu'à la Tête Nord des Fours. Vaste vue sur les lacs Jovet juste au-dessous, le Grand Combin, la multitude des sommets suisses et le Col de la Seigne qui m'attend pour cet après-midi. De retour au col, je trouve des touristes examinant mon vélo d'un air rêveur. J'explique qu'il ne s'agit ni d'un exploit, ni d'une histoire de fou. Ils font semblant de le croire.

    Descente moins agréable dans des éboulis en forte pente et des prés marécageux. Rencontre avec un mulet chargé d'une énorme bouteille de gaz en équilibre sur deux fagots. Brave bête qui ne se pose pas plus de problèmes que moi en ce moment ....

    La Ville des Glaciers. Il est midi. Casse-croûte. Les bananes ont beaucoup mûri depuis les Contamines. Il fait très chaud. Contact bref avec la civilisation motorisée. Bref, car le sentier, sans plus attendre, franchit le torrent et repart pour une longue série de lacets faciles. S'il est un Col Infranchissable dans le massif, celui-là, c'est le col Interminable, au sommet qui recule sans cesse. Deux heures de montée, vent violent au sommet, long moment de récompense dans la contemplation, à l'abri du gros cairn, de Tré la Tête, de l'Aiguille Noire de Peuterey et, très loin dans l'axe, le grand col Ferret. C'est le deuxième grand moment de la journée.

    Le sentier dégringole dans la caillasse, laissant sur la droite un refuge curieusement abandonné, offrant un bivouac possible. Un bout de chemin cyclable conduit aux chalets de la Lex Blanche. Sur une minuscule chapelle couverte de lauzes énormes, une plaque, dédiée à un alpiniste mort à Tré la Tête. DA LA META MAI NON TORRE GLI OCCÜI. Belle ligne de conduite. Garder son regard vers un sommet qu'on a pris soin de choisir à sa mesure, humble vérité qui aide bien à vivre dans ce monde de contraintes.

    Deux raides lacets, où se presse la foule des week-ends, offrent une vue superbe sur le glacier au pied duquel se perche le refuge Elisabette, sur cet immense marécage qui se pare du nom de lac Combal et la formidable moraine de Miage.

    "Je sais un laquet solitaire ...." écrit dans "Mont-Blanc aux Sept Vallées" Frison Roche en parlant du Lac de Miage. J'y monte malaisément, ayant rechaussé prématurément les souliers cyclistes. Et je découvre un lac gris fer, où se brise en minuscules icebergs la langue terminale du glacier. Le site est admirable, pardonnez-moi ce cliché. A droite du chemin part le sentier du Col Chécrouit, où je monterai un jour, sans vélo.

    Descente vertigineuse sur très mauvais chemin jusqu'à la Visaille. Malgré cela, il y a quand même beaucoup de voitures qui se presseront, de plus en plus nombreuses, jusqu'à Entrèves. Je fais de nombreux arrêts pour admirer, dans la lumière frisante du couchant l'arête de Peuterey toute proche et les séracs de la Brenva. Belle vue sur Entrèves et la région du tunnel. Je n'ai guère envie de descendre à Courmayeur pour me ravitailler : on verra bien. Dans le silence retrouvé, sur une route lisse comme un billard, je vais coucher au chalet restaurant dortoir de Lavachey. Rude et belle journée. Je dévore mes spaghettis en face d'un grand diable de Zurichois qui a bu pas mal (le vin est d ailleurs excellera mais saoule vite) et qui me tient des discours assez décousus. J'apprendrai, tard dans la soirée, qu'il a fait des difficultés pour payer et que la patronne l'a flanqué dehors. J'ai bien fait d'aller me coucher, je n'aime pas de genre de scène.

    26 Août. Grand beau. Le chemin très pierreux, est à peu près cyclable jusqu'à Arnouva. Les glaciers étincellent. Le chemin s'élève en forte pente sous la glacier de Pré de Bar puis s'arrête au-dessus des bergeries tapies  sous un pli de terrain et des ruines de ce qui fut, peut-être, le refuge Blena. Halte pour attendre le soleil et photographier le glacier de Pré de Bar à la langue terminale d'une absolue perfection géométrique. Quatre jeunes et sympathiques Mégèvans, rencontrés la veille au dortoir me tiennent compagnie jusqu'au Col Ferret. Ils me photographient en gros plan devant le glacier et me nourrissent quelque peu. Montée sans histoire dans les prairies. Au col, belle vue sur le Val Ferret italien, parfaite vallée glaciaire maigrement boisée. Une bonne heure de repos, aujourd'hui j'ai largement le temps. Divine surprise, un chemin en forte pente mais bon, s'ouvre après la bergerie de la Peula. Tacatacata .... l'armée suisse joue à la guerre quelque part dans la montagne. Deux vieilles dames de Faizant me disent gentiment bonjour. A midi, charmant accueil dans un petit restaurant dont j'ai oublié le nom, à la Fouly ou à la Seilo, je ne sais.

    Descente sur du velours, dans un décor peu grandiose, mais dans un paysage encore intact. Pas d'hôtels tapageurs, pas de faute de goût. Tout comme à Champex, que l'on atteint après quelques lacets à la pente soutenue le long desquels on a tout loisir pour admirer les pentes du Grand Saint-Bernard jusqu'à Bourg Saint-Pierre. Champex, l'exacte beauté suisse, où je m'approvisionne et où l'on me garantit le beau temps encore pour demain. Car demain sonne l'heure de vérité. Passera, passera pas ? Passera pas m'a-t-on affirmé au col Ferret. "Pensez-donc, on n'y passe qu'à quatre pattes et de l'autre côté, si on fait un faux pas, direct sur le glacier". Pourtant Frison Roche dit de bien jolies choses à la page 121 sur ce Val d'Arpette (publicité gratuite). Et puis quoi, on a bien passé le Pas de la Cavale, foutu guet-apens du haut Champsaur, le col de la Noire en Haute Ubaye où je ne remettrai pas les pieds, le col de Malrif et quelques autres passages peu raisonnables.

    Il n'est pas tard, mais force m'est de passer la nuit au chalet d'Arpette, non loin de la route. J'y ai passé trois heures devant une table, pour manger peu et mal, au milieu d'une foule vociférante. Et je me suis reproché amèrement mes goûts bourgeois. Autrefois, je mangeais au bord du chemin, et ça allait aussi bien. Et je n'ai même pas pu goûter à la raclette !

    Cyclos, mes frères, n'allez pas au chalet d'Arpette, surtout en fin. de semaine .... Mais au dortoir, je fais la connaissance d'une équipe bien sympathique : un père et ses quatre enfants, de dix à quinze ans, venant de l'Yonne et embarqués dans le tour du Mont Blanc avec des sacs tyroliens aussi gros qu'eux. Ils ont l'air d'avoir un moral à toute épreuve. Nuit agitée, troublée par les hurlements d'une bande d'imbéciles qui ont sans doute assez bu.

    27 Août. Petit déjeuner plus rapide. Nous ne sommes que deux dans la salle. L'autre est une robuste beauté qui me demande où je dirige mes roues. Elle fait la grimace et me dit simplement : "Vous allez avoir du mal". J'aime mieux ça : elle, au moins, n'a pas dit que c'était impossible.

    Le ciel s'est couvert. Les "Yonnais" ont déjà disparu. Je les rejoins, portant le vélo à travers une végétation touffue de rhododendrons et autres plantes griffues. Du portage, ce jour-là, il y en aura 9 heures, dont 6 pour atteindre la buvette de Trient.

    Il y a d'abord la remontée d'un immense pierrier que j' aurais pu éviter en partie d'ailleurs, il menait droit au Col des Écandies) puis un passage normal sur sentier, après un important chaos rocheux au franchissement acrobatique, à la limite des possibilités. Pour finir, un bout de sentier terriblement raide. Le col mérite bien son nom de Fenêtre d'Arpette : c'est un petite échancrure dans la crête, entourée de sommets aigus, ce jour-là hélas! noyés dans la brume. Je suis heureux, mais inquiet : la visibilité est faible et j'entrevois le glacier de Trient à travers les déchirures du brouillard. Je suis venu pour lui, et je suis volé. Mettant prudemment un pied sous l'autre, j'entame la descente. Pas d'incident. Je fais halte de temps en temps pour soulager mon épaule meurtrie. Maintenant, je peux admirer le glacier et ne regrette rien : jamais ce spectacle né m'a été donné au cours de mes traversées et il paie de bien des peines. La piste traverse des couloirs d'érosion, subit de brusques ruptures de pente et arrive aux ruines du chalet de l'Ourtié. J'attends la vaillante petite équipe qui arrive une demi-heure après, sourire aux lèvres. Photos, quelques mètres de film.

    Et, à travers un petit bois d'arolles, nous arrivons à la prise du Bisse, où se trouve la buvette du Trient. Émotion à la vue de ma Rossinante. Je prends mon air le plus normal et me restaure. Il est midi trente. Il "pleuvine". Je suis presque décidé à rentrer par la route et pourtant ....

    "Allez, venez avec nous", me dit un des petits avec le sourire de ses douze ans. Et me voilà reparti avec eux. Nous passons le torrent et montons dans le bois, les jambes dans l'herbe mouillée. Il ne fait pas si mauvais que çà, après tout. Le sentier passe en encorbellement, soutenu par un haut mur en pierres plates, chef d'œuvre de la technique d'autrefois. Après les bergeries des Grands, nous commettons une faute impardonnable: ne voyant pas les marques sur la droite, bien visibles pourtant, nous allons perdre une bonne heure au fond d'une combe qui ne conduit nulle part. Retour aux bergeries ; j'attends en vain mes compagnons d'un jour, puis, comme ils ne viennent pas, je file. Ils ont dû sans doute bivouaquer là. Je double le pas, fais encore de l'acrobatie dans le "passage aménagé" puis un inter minable sentier contournant la montagne me conduit, presque en courbe de niveau, au Col de Balme. Je prends quand même le temps d'admirer sous mes pieds le village joujou de Trient et le Col de la Forclaz noyé dans la brume.

    Une galopade dans les chemins abrupts sous les remonte-pente m'amène au hameau du Tour. Un dernier coup d'œil sur le Brévent, souvenir vieux de cinq ans déjà. Connaissez- vous la traversée Six-Chamonix par Anterne et le Col de Brévent C'est merveilleux ! La nuit tombe sur Sallanches ; je rassure ma femme au bout du fil . Tout s'est bien passé. Il ne fallait pas s'en faire un montagne !

   Vieux rêve, sans cesse contrarié par les intempéries, et les circonstances de la vie, à ranger maintenant dans l'armoire aux souvenirs.

L'an prochain, j'irai dans le Valais (Oh, la Gemmi Pass .... ) ou en Vanoise, ou ......

Excusez-moi d'avoir été si long ......

Marcel BIOUD