Revue N°1 page 11

L'APPRENTISSAGE de la MONTAGNE

de René LORIMEY du C.T. LYON

 

Vous venez, cher Monsieur PERDOUX, de me mettre dan un fameux embarras en me demandant un article pour le N°1 de notre journal de club.

J'aurais préféré de beaucoup que vous m'aviez demandé de grimper un ou deux cols de plus, l'épreuve eût été moins redoutable.

Qui va lire cet article ? De vieux cyclos grimpeurs cols, au cuir tanné par tous les soleils, les vents et les pluies de la montagne, durs et sans faiblesse pour eux-mêmes qui, après avoir lu ma prose se contenteront de hausser les épaules : "S'il croit nous apprendre quelque chose celui-là!"

Ce n'est pas mon intention, mais ce que je demanderai à mes amis encore inconnus du Club des "Cent Cols", c'est qu'après avoir lu notre journal de Club, ils en fassent profiter un jeune cyclo car c'est surtout à eux, à nos successeurs, que je veux m'adresser.

Mais d'abord, qu'est-ce qu'un jeune cyclo ? Ce n'est pas obligatoirement un moins de vingt ans et surtout pas un débutant. C'est celui qui a déjà appris à faire de longues étapes sans arriver dans un état d'épuisement voisin de la syncope ; autrement dit, qui a appris à doser ses efforts. C'est celui qui sait déjà dire non au découragement et à la facilité. C'est celui qui a, comme on dit dans le jargon sportif, "Le Moral". Ce Moral qui fait pratiquement tout, qui transforme en athlète un gringalet de cinquante kilos. Ce Moral qui fait de la femme l'égale de l'homme tout en restant femme et sans lequel l'homme devien1 l'égal de la femme sans hélas! rester homme. Le jeune cyclotouriste est en un mot, celui qui n'a pas encore tenté la grande aventure montagnarde, mais qui est armé tant moralement que physiquement pour le faire.

Point n'est besoin d'être un "Superman" pour faire de la montagne mais laisser croire que tout y est facile est une erreur dans laquelle je ne voudrais pas induire mes jeunes amis. Un entraînement certain est nécessaire, à ne pas confondre avec un certain entraînement (certain étant pris ici dans le sens de "vague"). Je me souviens que l'escalade de mon premier plus de I.000 mètres m'avait rempli de fierté - bien excusable car je n'avais que 12 ans!. Ce n'était qu'un modeste col Auvergnat. On n'apprend pas à courir avant d'apprendre à marcher ; si j'ai abordé les géants Alpins en toute sérénité, je le dois surtout aux nombreux cols Lyonnais, Beaujolais et Auvergnats de mes débuts cyclotouristes.

Pour ceux qui doutent d'eux-mêmes, je leur livre cet exemple : Un jour, au cours d'une sortie de club, nous avions abordé un méchant col du Vercors. Il y avait là une dizaine de jeunes, plus moi, plus une espèce de gringalet grisonnant et mal bâti qui avait bien dépassé la cinquantaine. A trois km. du sommet, j'étais seul en tête savourant déjà mon petit succès. Soudain le gringalet surgit sur mes talons, me dépasse, me laisse sur place et disparaît dans le virage suivant. Je l'ai retrouvé au sommet, poings sur les hanches, pipe aux lèvres et l'œil sardonique ; une vague ressemblance avec Méphisto (ce fut du moins mon impression).

J'appris par la suite que cet homme avait dans son passé trois ans de guerre en Espagne, plus la campagne 39-40, plus cinq ans de .... stalag ! A sa libération par les Russes, comme il était Espagnol, il fut pris pour un fasciste et envoyé en Sibérie. Heureusement pour peu de temps, tout finit par s'arranger. Une belle leçon de modestie pour moi et un fameux exemple pour tous.

Je sais bien sûr que  devant nos grandes Alpes ou Pyrénées, plus d'un jeune cyclo va se laisser impressionner par la majesté du site et, peut-être, un peu connaître la tentation du découragement. "Comment vais-je avaler tout çà ?" me disait un jour l'un d'eux. C'est là qu'est l'erreur.

On n'avale pas la montagne, on la grignote, pied à pied, mètre par mètre, comme une souris devant une meule de gruyère. Car c'est bien cela que nous sommes, nous, cyclotouristes, face à la montagne, de petites souris rongeant la pente, virage après virage, tour de roue après tour de roue, jusqu'à l'ultime virage, celui après lequel il n'y a plus rien que le ciel, le nuage et l'aigle des cimes qui vous regarde de très haut et cela, pendant des heures, des jours, des années, une vie.

"L'ultime virage, celui derrière lequel il n'y a plus rien que le ciel". C'est ainsi qu'un des nôtres, cyclotouriste et poète voit le sommet d'un col. Cette image m'a parue trop belle pour ne pas vous la livrer et je ne crois pas que son auteur m'en fasse le reproche. J'y ajouterai cette inestimable récompense qu'est la descente dans le vent froid des cimes qui vous murmure à l'oreille les belles légendes de la montagne, légendes peuplées de génies, de fées, d'anges et aussi de diables ; mystérieux personnages qu'un bruit de moteur fait disparaître derrière les rochers mais qui aussitôt après, réapparaissent pour la plus grande joie de ceux qui savent les voir. Sommes-nous bien certain que le chamois ou la marmotte que nous avons entrevus ne sont pas la forme matérielle de ces génies, fées, anges ou diables ? Ces forces obscures de la montagne qui viennent vous donner la petite poussette à l'instant où, fatigué, vous vous apprêtez à mettre le pied à terre et qui vous font rester en selle, mais qui peuvent se venger terriblement du vulgaire et du prétentieux qui prétend les ignorer ou s'affranchir de leurs lois. Dieu me pardonne mais les génies de la montagne, j'y crois comme y croient tous les vrais amis de la montagne.

Pour en revenir à des considérations plus matérielles, je conseillerai à tous les jeunes cyclos que la montagne attire, de bannir de leur vocabulaire des mots tels que : compétition, moyenne, vitesse et précipitation et surtout de ne jamais parler de se battre "contre" la montagne, terme particulièrement odieux souvent employé par des barbouilleurs de papier ignorants et qui fait grincer des dents à tous les vrais montagnards, pédestres ou cyclistes. La montagne est beaucoup trop forte pour nous. Si l'on s'en fait une ennemie, si l'on se bat contre elle, elle nous écrasera. Il faut s'en faire une amie. Elle est une amie exigeante mais qui sait récompenser royalement ses fidèles, ceux qui observent ses lois. On ne se bat pas contre la montagne mais "avec" elle.

Et maintenant, l'année 1973 est là ; l'été approche et il est court sur les cimes et les cols ; ne perdons pas de temps, jeunes amis cyclos ! ......

En Selle.

René LORIMEY