Le Millième

 

      Ça y est, j’ai grimpé mon millième. Mon sanetschième col.

      J’ai donc retiré mon sigle d’apprenti centcoliste – celui que l’on porte virtuellement dans son dos tant que le millième col n’a pas été franchi, comme il a été dit lors de la concentration catchaudéguéenne.

      Le rite iniatique s’est déroulé dans le Valais suisse, par la montée au col du Sanetsch ou de Sénin (CH-VS-2252) – c’est Pierre Mai qui avait attiré mon attention sur ce col isolé, sans circulation routière.

      Séjournant dans le Jura, j’avais comme autre choix le Passage de la Douleur ou le col des Etroits. Ayant traversé récemment le col des Enceints, c’est toute une aire sémantique qui se présentait d’un seul coup à moi ! Mais je ne valorise pas la douleur ou la souffrance à vélo. Même si elle a l’aplomb de survenir, je tente de la circonvenir. Actuellement, elle semble valorisée, voire à la mode, de bonne compagnie, et cela apparaît dans toutes les retransmissions sportives. Comme si cette sacralisation de la douleur nous faisait gagner la rédemption qu’elle emporterait toujours avec elle, selon nos racines judéo-chrétiennes.

      Par un temps gris mais toutefois lumineux, je quittai Sion pour une somptueuse liturgie proche de la messe noire.


Sion

      Depuis Sion, longue montée en balcon au-dessus de la vallée du Rhône et panoramas garantis jusqu’à Savieze. Là, redescente, quittant la vallée pour s’enfoncer dans les plis et failles de la montagne, vers le Pont du Diable en longeant les impressionnantes gorges du Morge. On rejoint alors la route plus directe, comportant moins de dénivelée, qui vient de Conthey. Et l’on suit le Morge, passant sur sa rive droite, dans un environnement que j’affectionne particulièrement, un entremêlement de pierres et d’arbres aux essences variées.


gorges du Morge

      J’ai la chance de rejoindre un confrère. Ça le fait sourire que je fête mon millième, lui il jardine dans les 4000 !

      Je cherche les 15% annoncés par Michelin. Je ne trouve que du 12-13, pas plus, selon mon évaluomètre personnel. Je me dis aussi que je suis sans doute en grande forme, après les 73 cols franchis en 8 jours en Ariège ; que je ressens donc moins l’escarpement. Je m’efforce de ne pas mettre tout à gauche (je sais, j’ai des lubies comme ça qui n’ont pas beaucoup de sens mais je les accepte !) et j’effectue de bonnes séries de montée en danseuse. Hanté, conquérant d’illusions, je me débats avec le néant qui me borde. Certes, la pente est soutenue et la dénivelée conséquente. 1855 m au retour à Sion (avec environ 90 m au retour). Auberge, hôtel, relais, un solide chalet de pierre et de bois, bariolé par les couleurs vives des collections de drapeaux et fanions de tout pays, de toute province et de toute ville, se dresse sur ma gauche juste avant un virage. C’est alentour que c’est le plus pentu. Une jeune femme descend bras nus, à vélo, qui me divertit d’un examen plus approfondi de cet original bâtiment, et j’ai froid pour elle, moi qui suis couvert et ai le privilège de monter.


Relai Sanetsh

      J’ai envie de grimper d’une traite – sacralisation du millième – et je ne prends donc pas de photos, je les ferai au retour. La lumière s’obscurcit. Le jour me trahit. Crainte que pluie et froid n’interrompent ma réalisation.

      Nouveau pont, passage sur la rive gauche, court tunnel dans un environnement toujours très beau. A mon goût.

      Belle série de lacets qui se découvre au-dessus de Visse. Une véritable vis au-dessus de Visse ! A vélo, je sais que je n’ai pas l’esprit toujours bien leste. Une vis, car les lacets se rétrécissent au fur et à mesure de la montée pour devenir de très brefs segments tout en haut.

A tribord (je dois tanguer pour parler ainsi), c’est la montagne qui me cerne avec, bien au-dessus de moi, invisibles, Sex Noir et Sex Rouge. Et oui, c’est avec de tels signifiants et leur cortège d’associations qu’on occupe parfois son esprit dans les divagations ascensionnelles. Nouveau pont sur un affluent du Morge et nouvelle série de lacets mais pas réguliers, ceux-là. Et maintenant, j’aime moins. De belles vues, car on a gagné en altitude, mais il n’y a plus d’arbres, seulement des champs. Et je repense au col des Champs – pourquoi ? va savoir ! Souvent je me demande ce qui fait qu’une montée de col fait resurgir telle ou telles réminiscences d’autres montées. Les couleurs des murailles rocheuses, la configuration du terrain, la qualité de la lumière, le grain du chemin, les sensations du corps, ou bien encore toutes sortes d’indices insaisissables, mystérieux, qui s’associent ou pas entre eux, et dont notre corps comme notre esprit ont gardé la mémoire à notre insu, font ainsi resurgir d’autres grimpées et d’autres époques, dont on ne voit pas bien directement, ni à la réflexion, ce qui peut les susciter sinon cette sensorialité profuse liée à l’activité cycliste et qui en fomente tout le charme. Dans la montée de la Klausenpass, quelques jours plus tard, c’est une traversée des Grands Goulets qui s’imposera à mon esprit ! Je ne trouverai alors comme point commun apparent pour relier deux lieux si différents que les couleurs de la brève falaise rocheuse présente en face et à droite de la montée.


Glacier du Sanetsch

      Puis surviennent les tunnels. Sans lumières. Heureusement hachurés de brèves percées qui, de ci de là, me permettent d’y voir à peu près, guidé par un jour fragile courant loin devant moi. J’avance en aveugle. Quelques brefs moments de non vision, lors d’un coude, me réjouissent. Puis tout à coup, c’est le noir complet. Une voiture termine son demi-tour à l’orée du gouffre, qui m’inquiète. Je crains un obstacle et je poursuis avec en tête l’idée rassurante que le vélo peut franchir des murs ou des failles qui immobiliseraient un véhicule. Déjà quelques gouttes de pluie et les roulements de masses noirâtres ont enfoncé, un peu plus tôt, leur coin d’incertitude dans mon optimisme. Les aléas du périple, qui en font une aventure incertaine de sa conclusion, restent présents tout au long du chemin, variant leurs motifs au gré des circonstances. Ils aiguillonnent, en général, le grimpeur et mobilisent des enjeux. Tonique. Alors je dois, pour 80 mètres environ, marcher à côté de mon vélo, la main droite tâtonnant le long de la paroi. Je n’ai qu’une lumière arrière. La contrariété de devoir marcher est contrebalancée par la légère ivresse de l’aventure (oui, je sais, on a les aventures qu’on peut…). Puis j’aperçois une morraine de glacier, sans doute celle du Tsanfleuron, et je me sais bientôt arrivé. Effectivement. Puis les nuées s’obscurcissent et se font terriblement menaçantes, une petite bruine m’a saisi avant la traversée des tunnels et je me réjouis intérieurement d’être là, positivement là. Quelques photos de principe, en attendant mon confrère, pour tenter de saisir, avec la certitude grandissante de l’insuccès, quelque esprit des lieux, ces lieux qui devraient être si particuliers d’être identifiés comme le terme d’un projet longtemps mûri et aujourd'hui abouti, celui de l’accession à un millième col. Glacier et Sanetschhorn sont entrelacés aux volutes nuageuses qui décrivent en un ensemble mouvant toutes les nuances du noir au blanc dans la confusion grandissante d’un jour sans lumière.

      La différence de température avec la vallée est conséquente, plus d’une quinzaine de degrés, et n’incite pas à traîner là. Il me reste toujours l’envie de m’approprier ce col, de m’imprégner de mon millième, d’en rechercher quelque énigmatique saveur qui l’habiterait et le singulariserait, ce qui produira ce récit.

      Je ne suis pas très physionomiste, mais les retrouvailles avec ce confrère m’évoquent un incernable souvenir. Nous discutons, pour nous réchauffer et humaniser la froide montagne, et je lui demande son nom. Pierre Guilliée. Alors je me rappelle, et le lui rappelle, que nous avons terminé le dernier Paris-Brest ensemble ! Ah, les coïncidences ! Déjà quelque année plus tôt, accomplissant le pèlerinage qui devait me mener à la confrérie des Fêlés du Grand Colombier, je rencontrai aux aurores d’un banal jour de septembre, au sommet du col, un centcoliste accomplissant la même pérégrination, ce même jour, et résidant dans la même ville que moi !

      Occupé à photographier ce que j’avais repéré à la montée, je vis rapidement s’éloigner, dans cette rapide descente vers Sion, Pierre qui avait eu le temps de me prévenir que vers Andermatt le temps allait vraiment se gâter. Dès Brig, c’était le cas.

Hubert Court