LE DERNIER COL



Ils étaient tous installés dans la grande pièce basse de la vieille maison caussenarde. Dans la cheminée, un bon feu de racines de bruyère, et quelques lampes, diffusaient une douce lumière. En cette fin d'après midi d'hiver la nuit allait bientôt tomber, il allait sûrement geler. La femme puisait des cuillères de vin chaud dans un chaudron suspendu au dessus des braises et servait les invités ravis de pouvoir se réchauffer. Une odeur de cannelle et de pommes cuites flottait, il n'y avait pas de musique , ils était silencieux.

Tous, en entrant, avaient senti la daube de sanglier. Ils ; André et Pierre les Bourguignons, Guy de Bédarrides, Paul l'aigle des randonneurs, Monique l'angevine et Michel le caussenard, étaient assis, ils attendaient le verre à la main que leur hôte prenne la parole. Après le repas une longue veillée, entrecoupée d'une grillée de châtaigne, prolongerai cette peu   commune journée, cette dernière journée des années 1900. Nul doute que cette nuit la montagne serait au centre de leurs conversations. Ils étaient arrivés dans ce piedmont de l'Aigoual le matin même. Le Picard leur avait donné rendez vous à 9 heures, en insistant pour qu'ils soient présents. Tous se connaissaient de longue date. Leurs rencontres, au hasard des semaines Fédérales, des séjours divers ou des journées de grimpe avaient créés de forts liens d'amitiés. Si le Picard avait autant insisté, ils lui faisaient confiance, la chose devait être d'importance.

Au point de rendez vous, ce matin, après les bises traditionnelles, il leur avait dit : Mes amis je vous ai invité car nous allons accomplir une randonnée qui nous conduira en haut d'un col. Ce col doit être inauguré aujourd'hui par les édiles, par notre confrérie, et par quelques cyclos de la commune. Pour tout le monde c'est une simple inauguration, mais ce soir je vous en dirai plus, patience.

Malgré la grande fraîcheur de ce matin d'hiver, la montée du col s'était bien effectuée. Après l'ombre froide de la vallée ils avaient traversés un petit village, perché sur un adret, pour mieux profiter de phébus. Au moment de leur passage, les cloches carillonnaient comme si elles revenaient de Rome, alors que nous étions le 31 décembre, sans doute un facétie du bedeau, un ancien cyclo. Quelques chiens jappaient avec beaucoup de discrétion. Un beau soleil d' hiver éclairait la montagne d'une lumière blanche un peu timide et projetait l'ombre des piboules sur la route. Les pies, les corneilles et les choucas, d'ordinaire bavards, volaient en silence. Aucune voiture ne circulait, la côte n'était pas très raide , le petit peloton avançait quasiment religieusement, comme à la procession. En haut du col, monsieur le Maire et quelques fonctionnaires battaient la semelles en les attendant. Sitôt leur arrivée, après les discours d'usage, la pancarte fût dévoilée et ils purent découvrir le nom du col, c'était : "COL DU DERNIER JOUR".

Bizarre dit un cyclo. Le maire répondit : nous sommes le dernier jour du dernier mois de la dernière année des années 1900, c'est pourquoi votre ami le picard a insisté pour que nous lui donnions ce nom, et pour que nous l'inaugurions aujourd'hui. je pense qu'il a eu raison et je parie que tous nous nous en rappellerons et que tous les nombreux cyclos qui viennent randonner chez nous aurons à cœur d'en connaître l'histoire.

Au retour un simple mais bon repas les attendait à l'auberge. Le petit vin de pays n'avait pas réussi à créer l'ambiance qui sied dans ce genre de retrouvailles. les conversations étaient feutrées, aucun d'entre eux ne parlait du nom du col, une étrange ambiance régnait, tous savaient que le moment venu, ils en sauraient plus. La femme resservit du vin chaud, ils mangèrent tous une pommes cuite ou deux. Le Picard se leva, il attisa le feu, la pièce, comme si l'on avait allumé des projecteurs s'illumina. Enfin ils allaient savoir. Mes amis, dit-il, je vous dois une explication. Vous vous rappelez tous de l'ancêtre, ce vieux et vénérable cyclos, avec qui j'ai tant partagé la passion des randonnées en montagne, ce vieux et sage randonneur que l'on voyait par mont et par vaux, cet escaladeur, ce grimpeur pour qui la montagne était une religion, et bien il était ici chez moi il y a quelques temps. Il avait souhaité faire quelques sorties avant que les grands froid ne nous renvoient à la lecture des cartes, c'est à dire à la préparation de futurs plaisirs. Il m'avait dit, en me regardant d'un regard profond et déterminé, Picard je te demande une faveur, allons ensemble monter cette montagne qui est vers le levant, mais partons bien avant l'aurore, je voudrais voir le soleil se lever en haut de côte. Vous connaissez l'estime que j'avais pour lui, hé oui, que j'avais, je ne pouvais lui refuser cette requête.

J'ai ressorti la randonneuse et nous sommes parti bien avant la fin d'une belle nuit d'un superbe été indien. C'était une nuit de pleine lune, une de ces nuits ou la blanche lumière de l'astre nocturne vient donner à la noirceur de la voûte céleste une expression fantomatique. Ni jour ni nuit. Les rayons de lune, sur cette route, faisaient briller la cime des arbres et la blanche chevelure de l'Ancêtre. Il faisait chaud, des gouttes de sueur perlaient de nos fronts. Au début nous avons échangés quelques propos anodins, mais je sentais que dans son for intérieur, et j'avais lu, dans ce regard aux yeux d'un bleu d'acier trempé, qu'il était encore plus concentré que d'habitude. Je le connaissait bien ce vieil ami, quelques signes, quelques gestes voir un silence ou un simple mot et nous nous comprenions. Il désirait monter en silence, pour mieux sentir cette belle nature, et aussi pour mieux ressentir, du moins c'est ce que je pensais, tout le plaisir que prenait son corps à cette exercice tant de foi pratiqués.

Il me prit rapidement, comme à l'habitude, plusieurs longueurs. Je le voyais, un virage au dessus de moi, monter avec souplesse et aisance. Les gouttes de sueurs étaient éclairés par les rayons de lune et formaient autour de lui comme une aura. Celles qui tombaient au sol restaient éclairées c'était autant de diamants qui parsemaient la route, en les suivant j'était un petit poucet, elles me guidaient vers le sommet, ce jour là, encore, il me montrait la route.

Quelque chose d'incompréhensible se produisait. Des oiseaux volaient en sifflant autour de lui. Les grillons et les cigales chantaient. Les lapins descendaient sur la route et le regardaient passer. Un renard, à la longue queue argentée par la blanche lumière, ignorant les lapins, lui fit un bout d'escorte. Même un blaireau vint lui faire une visite, j'ai entendu des bruits dans quelques travers, sans doute une harde de sangliers. Tous avaient comme répondu à un mystérieux appel. La montagne vivait, la nuit n'existait plus, tous ses habitants, que l'on dit sauvages, descendaient saluer mon ami. Plus nous montions, plus il me prenait de distance et pourtant je le voyais de mieux en mieux. Les milliers de gouttes d'eau de corps, comme il disait, flottaient dans l'air, autour de lui, comme autant de cristaux ou de pierres précieuse, enluminés par les rayons de lune, qui irradiaient la montagne, c'était comme une comète, sa grande crinière blanche en dessinait la queue. Un léger vent faisait vibrer les feuilles des arbres et ajoutait une note musicale à ce spectacle inouï, l'air était chargé de senteur d'humus, mes sens étaient exacerbés par tous ces stimulus, jamais je n'avais connu ces sensations.

Le coté de l'Est prit une teinte rosée, la lune faisait, comme à regret, lentement place au soleil, nous étions à quelques encablures du haut de côte. Mon ami ne roulait plus, il volait, il planait entre ciel et terre, illuminé de tous côtés, et par les derniers rayons de lune et par les premiers rayons du soleil. J'entendis carillonner des cloches, les fenêtres s'ouvraient, en bas dans la vallée, je le su bien après, les gens ne pouvaient plus dormir, certains affirmaient avoir vu une lueur en haut de la montagne, d'autres avaient entendu comme une musique, les chiens avaient donné de la gueule, même les poules étaient dehors, et les coqs avaient chantés. Tout n'était que cacophonie. C'est alors que dans ce jour naissant, je vis le vieux cyclo, riant comme un enfant qui vient de faire une farce, s'envoler vers le ciel en agitant son bras pour me dire au revoir. Ce n'était pas un zombie, ni un spectre. C'était pour moi, n'en doutez, pas une illumination. Je l'ai regardé partir, je compris à cet instant que c'est vers le paradis qu'il s'en était allé, car où pouvait il aller ailleurs ? Je ne l'ai plus revu. Cet équipage de lumière se perdit dans les éclats du soleil. Je me suis retrouvé seul en haut de la montagne. Un ami avait, dans la joie et le bonheur, monté son dernier col. Une paix intérieure m'envahis. Bien qu'une larme me perlait au coin de l'œil, je n'ai eu ni chagrin ni regret. Ce fils de la lumière avait, à force de gravir la montagne, trouvé le secret de la lévitation. Aujourd'hui encore il me donnait la leçon. En redescendant vers le village, je me fis une promesse. Pour ne pas oublier cet ami fidèle, je ferais tout pour que ce haut de côte devienne un col, et je décidais de l' appeler : le COL DU DERNIER JOUR.

Voila mes amis pourquoi j'ai tant insisté pour que vous soyez présents aujourd'hui. De la haut, l'ancêtre doit être heureux. Nul autre que nous ne sait rien de cette histoire, ce sera notre secret. Plus tard nous en ferons un conte pour que les jeunes de nos écoles de cyclisme comprennent que la montagne est généreuse.

Levons nos verres à elle, qui sait si bien offrir à ses admirateurs d'aussi magnifiques cadeaux. Et sachons retenir le message, qu'il a sans aucun doute voulu nous léguer : Élève ton esprit et la route du bonheur te sera ouverte. Je vous souhaite de continuer longtemps à vivre la montagne.

Longtemps, au cours de cette dernière nuit, ils parlèrent de la montagne. Au fond de leurs regards des petites lumières brillaient. Foin des soucis de cette drôle d'époque, pour eux, elle était leur bonheur, cette maîtresse était source d'inépuisables et d'inestimables plaisirs.

MILLAU   le 31 Octobre 1999.
Gérard Mauroy