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Le clown

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Le public applaudissait à tout rompre. Il pouvait enfin respirer après les moments d'angoisse qu'il venait de vivre. Le clown avait terminé son spectacle.

Arnaud n'était pas un clown comme les autres. Tout d'abord, il faisait beaucoup rire les enfants. Ceux-là, il les adorait. C'est pour cette raison qu'il aimait passionnément son métier. La gueule enfarinée, il trébuchait sans arrêt avec ses grandes godasses. Puis, il sautait à la corde dans laquelle il s'empêtrait. Les éclats de rire fusaient. Mais, son heure de gloire, il la savourait à la fin de son spectacle lorsqu'il traversait la piste sur la corde raide tout là-haut sous les étoiles... sur une bicyclette. Sur des jantes en bois, il progressait lentement sur cette corde de la mort. Au beau milieu, là où elle balançait le plus, il s'arrêtait et faisait du sur-place à l'instar des spécialistes de la vitesse, juste avant le sprint final. Le public ne se manifestait plus. Le fou rire faisait place au silence et l'angoisse saisissait les coeurs serrés. Enfin, le clown reprenait sa route... pardon, sa corde et terminait le parcours qu'il s'était imposé. Son spectacle était achevé. Le public, reconnaissant son courage, applaudissait alors et lui réservait une ovation mélangée d'admiration et d'étonnement. Une fois de plus, Arnaud avait bravé la mort et elle n'avait pas voulu de lui. Il faisait partie des clowns, ces amuseurs, qui avaient la réputation d'être tristes. En fait, personne ne savait d'où il venait. Un jour, il avait proposé ses services au directeur du cirque qui l'avait engagé. Son numéro d'amuseur et d'acrobate l'avait séduit.

On ne sut que bien plus tard toute son histoire. Oh, elle était banale. Elle était simplement celle d'un homme au coeur fragile et brisé. Rien de bien original. Il était tombé amoureux d'une jeune fille qu'il s'était décidé à épouser. Mais le doute, toujours, l'avait poursuivi. Et s'il s'était trompé ? En fait, il constatait que son amour fondait avec le temps comme la neige sous le soleil. Pourtant, il ne voulait pas lui faire de peine. Il se tut. Le temps passait ainsi sans qu'il souffrit trop de sa situation.

Sa passion pour la bicyclette le sauvait de la déprime. Alors, il s'adonnait à la randonnée pour essayer de survivre comme Baudelaire noyait son mal de vivre dans les drogues. Sa bicyclette le retenait à la vie. C'était son moyen d'évasion. Son bonheur, il le trouvait dans la montagne. Tout là-haut où les neiges forment des congères le long des routes. Là où tout est resté pur, où la beauté se fait vertueuse et où l'être n'est plus que joie et harmonie avec le monde. Au-delà des 2000 mètres d'altitude, la sérénité et la bonté le hissaient auprès de son Créateur. Et ses Saints Patrons se nommaient Galibier, Izoard et Tourmalet. Il ne pouvait se passer de sa machine et la montagne lui manquait dès lors qu'il s'en éloignait. Il supportait tous les caprices de la nature. Pluie, vent, neige ou chaleur étouffante, rien ne le rebutait. On eût dit qu'il se jouait des éléments comme si rien ne pouvait l'atteindre.
Bien sûr, de temps à autre, il vivait une petite aventure, un amour sans lendemain. A croire que les femmes avaient sur lui autant de prise que les intempéries ! Drôle d'homme... Puis, alors qu'il croyait cela impossible, il se prit à aimer, à aimer d'un amour fou, d'un amour brûlant. Il n'existait plus, il était devenu un autre homme. Une femme l'avait transformé. Lui, naguère si dur, était devenu doux, tendre même. Il ne vivait plus que pour elle. Ils s'aimaient. Mais, n'était-ce pas une illusion ? N'avait-il pas rêvé ce bonheur qu'il sentait si proche pour la première fois de sa vie ? Il n'était plus sûr de rien. Il était incapable de raisonner logiquement. Son esprit était dépassé par ce qui lui arrivait.

Puis, il se mit à songer à sa femme qui l'attendait, qui l'aimait. Il ne voulait pas lui faire de peine. Et puis, il avait honte de démolir ce qu'il avait mis tant de temps à bâtir. Il se décida alors à rentrer chez lui et vécut dans l'attente de prendre une décision en espérant que les événements décideraient à sa place. Son épouse sentit sa distance et sa froideur. Il n'avait plus rien à lui offrir. Elle pleura toutes les larmes de son corps, puis il partit, le coeur triste et à la dérive. Il sentait sa vie brisée et son corps coupable. Il ne tenait plus à vivre. Son tendre et bel amour était gâché. Sa femme se tenait désormais entre eux.

Alors, il quitta le monde et erra un certain temps parmi les clochards, puis il trouva l'idée de faire le clown. Il avait entendu dire qu'ils étaient presque toujours tristes et il sut qu'il était fait pour cela. Après avoir mis son numéro au point, il fut admis dans la troupe où il évoluait, grâce surtout au numéro de trompe-la-mort exécuté avec sa plus fidèle compagne.

La mort, il ne la sentit pas arriver car le soir où il perdit l'équilibre et chuta lourdement sur la piste, Arnaud le clown était déjà mort depuis longtemps.

Jacques SCHULTHEISS N°1694

de STRASBOURG (Bas Rhin)


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