Page 30b Sommaire de la revue N° 27 Page 31b

Sans col

Revue N° 27 Page 31a

20 février 1998, 11h00. Le ruban gris qui serpente entre deux bourrelets herbeux, la machine qui dérape sur la route, puis se couche, la glissade interminable, au-dessus, les arbres avec leurs voûtes végétales, le silence, je vais me relever, repartir... je ne peux pas me relever, je ne repartirai pas.

J'ouvre les yeux. La voûte végétale a disparu, c'est un plafond blanc avec des néons ; ma main ne sent plus le grain râpeux de la chaussée, ce sont les méandres du drap froissé dans lesquels elle se perd ; et là, ma jambe ... inutile.

Quatre mois à se repasser dans la tête des routes, des chemins, des côtes, des descentes, des carrefours, des villages, des copains. Et cette recherche vaine des odeurs de terre mouillée, de végétation odorante, de vent sur le visage.

L'absence, la solitude : fini, la main qui se promène sur le guidon ; fini, le corps qui "joue" sur la machine, épouse bruits et tressaillements du métal, s'enfonce dans l'air comme le caoutchouc du pneumatique pénètre les encoches du goudron. Et ces journées à vivre pluie, soleil, brume, nuages, nuits, étoiles à travers une vitre immobile avec tout autour ces immeubles morts qui veillent un corps devenu inutile.
Et ces cartes où l'on plaque des images que le cerveau restitue inlassablement comme un album photo inépuisable.
Et puis, il faut renaître, réapprendre, se battre non plus contre un col mais contre son corps trop longtemps assoupi. Il faut recréer la sensation, torturer la chair pour la ressusciter, il faut reconquérir la machine. Les jours défilent et puis enfin les odeurs, le toucher caoutchouteux de la route, le vent, le long ruban gris au milieu des champs et des forêts. La machine qui vous pénètre, vous fait onduler au gré des bosses, des descentes, des courbes. L'eau salée et amère qui vient à nouveau s'assécher sur les joues au contact de l'air. Les mains qui pétrissent un guidon palpitant, le corps qui se redresse au pied d'une bosse et les jambes qui semblent vouloir écraser le moellon goudronneux au fur et à mesure de l'ascension tandis que la machine danse entre les mains.

Ce col-là n'est pas chez "Chauvot", mais chez "Hippocrate" ; c'est le col du fémur !
Il ne compte pas mais il a toute sa valeur !

Jacques TOUSTOU N°3172

d'EAUBONNE (Val d'Oise)


Page 30b Sommaire de la revue N° 27 Page 31b