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Le dix cors du Port de Bales

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La météo a mis son veto, pour nous interdire à deux reprises, l'accès au Pic du Midi de Bigorre, appendice d'altitude du prestigieux Col du Tourmalet, où se nichent deux cols muletiers, objets de notre convoitise.

Pour la petite histoire, je vous rappellerai, que madame de Maintenon, favorite du roi Louis XIV a franchi elle aussi ce célèbre col en chaise à porteurs, pour depuis Bagnères de Bigorre, aller prendre les eaux à Barèges sur le versant ouest. Passer si haut dans cet équipage relève d'une vraie prouesse, ce qui relègue nos exploits vélocipédiques à une pâle figuration.

Nous ne reviendrons pas toutefois bredouilles de cette escalade, en cueillant dans les premiers lacets au-dessus de la Mongie, le col d'Iris (2115 m) le bien nommé.

Si "conquérir les cimes, et jouir", est notre devise, il nous faut sans cesse repartir de tout en bas, pour se hisser tout en haut. En bas, ce jour-là, c'est Mauléon Barouse (475m), petit village du Haut Comminges, où nous emprunterons une petite route campagnarde longeant l'Ourse, torrent aux eaux vives et chantantes, qui grossit plus en aval la royale Garonne, entrée en France au Pont du Roi. Sur les huit premiers kilomètres, nous remontons tranquillement en "fumant la pipe" la baigt (1) de l'Ourse, en croisant les hameaux confidentiels de Ferrère et Saint Néré, où est exploitée une usine d'embouteillage d'eau de source bien intégrée au site.

A partir des Granges de Grouhes, le cyclo doit impérativement choisir, soit bifurquer sur la dextre via le domaine de ski de fond d'Areng, soit opter sur sa senestre pour la conquête du Port de Bales (1755m), l'Ourse notre compagne de surface jusqu'alors, trouve son passage vers sa source au fond d'une gorge de plus en plus profonde, creusée au fil des siècles. Ca monte, ça monte, encore, encore et toujours. Le pourcentage est marqué, et nous tentons d'apercevoir en vain le torrent, que nous retrouverons bien plus tard après un long détour, sur un pla (2) de verdure, cerclé de bois touffus où paissent des vaches paisibles. Ici, l'herbe est grasse et bien verte, l'eau est pure, l'air est sain, tout est réuni pour produire une viande de grande qualité.

Si les vaches pouvaient lire dans mes pensées cannibales, elles chargeraient hargneusement cet intrus qui rêve tout éveillé, de gîtes à la noix, de rôtis, d'entrecôtes et de filets saignants.

La montée reprend ses droits, l'ascension est agréable dans un environnement boisé et silencieux, où rien ne bouge dans une communion de minéral et de végétal. Au détour d'un virage, nous surprenons une colonie d'une dizaine de vautours gris, posés à même la chaussée. Tels des avions de chasse quittant un porte-avions, ils décollent les uns après les autres, dans un mouvement bien ordonné. Le chef sans doute, juché sur le talus, face au vide, s'élancera le dernier alors que nous sommes à peine à une vingtaine de mètres de lui. Si j'osais, je prétendrais l'avoir presque touché !
Ces charognards au bec crochu, à tête et cou nus et colorés se mirent à tournoyer au-dessus de nos propres têtes dans un ballet aérien bien orchestré. Dans la mienne, j'ai pensé tout bas : "s'ils ont faim,même très faim, la grosse carcasse de Gilbert devrait suffir à les repaître". Comme quoi, il faut toujours rouler avec un plus gros que soi !

Ces rapaces diurnes des montagnes de l'Ancien Monde, laids d'apparence deviennent prestement de beaux et majestueux planeurs. La nature offre de sacrés paradoxes, comme celui d'être laid et beau à la fois. Mais, ceci ne tient-il pas en fait aux règles fixées arbitrairement par l'homme, pour étalonner les choses ?

Encore un effort, et nous atteignons le deuxième palier de notre élévation, véritable sas débouchant sur une courne (3) large, haute et gigantesque, recouverte de pâturages d'altitude, où sont disséminés de nombreux bovins. A ce stade, l'on rentre dans un autre univers, l'on vit une sorte d'amnistie dans notre lutte contre la pente, et l'on retrouve un nouveau souffle conquérant, car de l'évidence le sanctuaire sera atteint dans un délai relativement raisonnable. Cet amphithéâtre pastoral suspendu adoucit le relief, et ressemble au final de tous les grands cols, quand la route épouse l'encorbellement du cirque par circonvolutions, et nous conduit tel un aveugle docile et confiant jusqu'au sommet.

Ici, le sommet s'appelle Port de Bales, situé dans la zone axiale des Pyrénées, faite de roches cristallines agrémentées de noyaux granitiques. L'incertitude est devenue certitude, car nous voici arrivés à bon port, tout en haut ! Nos regards insatiables se portent vers d'autres horizons faits de sournes (4), de pènes (5) et de turons (6). On se régale !

Trois kilomètres de route forestière à découvert, nous permettront de poser le pied sur une mezzanine, où une fitte (7) matérialise le Port de Pierrefitte (1875m), encadré par les sommités du Pic du Lion, et du Mont Né. Sur le retour en direction du Bales. Gilbert m'interroge subitement : "là haut, vois-tu cette statue monumentale ?", tout en désignant du doigt la ligne de crête. Il s'agit en fait d'un cerf à l'empaumure développée, celle d'une bête en pleine force de l'âge, sûrement un dix cors. Le cervidé disparaîtra comme par enchantement, sans nous permettre de nous rapprocher suffisamment.

Comme toujours, très fiers et heureux de cette nouvelle conquête montagneuse, nous nous emmitouflons, pour nous lancer dans une descente vertigineuse, mais sans omettre au sortir du cirque épanoui de jeter un dernier coup d'oeil sur le Port de Bales, pour l'immortaliser à jamais dans nos mémoires. Alors, sans aucun regret, nous basculons vraiment vers la vallée.

En conclusion, si nous n'avons pas rencontré l'homme, qui a vu l'homme, qui a vu l'ours, quant à nous, nous avons bien rencontré l'Ourse.


(1) vallée (2) plateau (3) combe, cirque (4) sommet arrondi (5) crête rocheuse abrupte (6) piton (7) pierre dressée.

Jean-Pierre RATABOUIL N°2521

de CASTELNAU-le-LEZ (Hérault)


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