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UNE NUIT SUR LE TENIBRE

Revue N° 10 Page 57

Mont Ténibre, 3031 m, 22 juillet 1979, 2 h du matin.

Au pied de la croix qui marque le sommet, sous la lueur des étoiles, une tache bleue tranche dans la grisaille des rochers. En y regardant de plus près, on voit un sac de couchage sur une plateforme bien étroite. A peine la place d'un corps allongé. Du côté du vide, quelques pierres forment un parapet dérisoire, mais sans doute suffisant pour le téméraire perché là haut.

Les rafales de vent d'ouest sifflent dans les câbles de la croix, et ce n'est qu'une longue plainte, modulée suivant la force du vent. Bien plus troublante est la clarté de cette avenue diffuse d'étoiles, qui trace un gigantesque demi cercle au dessus du bivouac. A cette heure là, la voie lactée se trouve dans l'axe de la vire et procure un singulier éclairage en l'absence de toute lumière lunaire.

Du Ténibre, le plus haut sommet de la Haute Tinée, rien ne trahit la présence de l'homme, hormis quelques lumières dans la vallée italienne de la Stura, et le refuge de Rabuons, blotti dans la pénombre au bord des lacs, 700 m plus bas. La silhouette des monts alentour n'est que pics ou brèches aux contours acérés. La neige apparaît ça et là, et derrière le glacier du Corborant, qui masque la profonde dépression du col de la Lombarde, se détache nettement l'Argentera qui, quelques heures plus tôt, flamboyait encore au couchant.
Que fait donc là un cyclotouriste redevenu montagnard ? Il a troqué le sac de guidon contre le sac de montagne. La bicyclette est restée dans la vallée, elle qui était prête à randonner en compagnie de 4999 autres à quelques encablures plus au nord, par delà Pelvoux et Ecrins. Cette nuit, elle n'est pas du voyage, mais son compagnon n'en a cure. Qui donc s'en soucierait du haut d'un tel perchoir, au confort inespéré en ces lieux ? La vire est protégée du vent, en contrebas du sommet, et c'est à peine s'il fait froid (+ 2 degrés).

Il se réveille, émergeant d'un rêve aux gouffres insondables. Il lui semble que le vent a tourné et qu'une vague rumeur lui parvient de très loin, du côté du Dauphiné.

A présent, il observe les étoiles dans la promesse d'une aube aux multiples couleurs. Seul. Au pied de la croix du Ténibre, la terrasse est si étroite qu'il n'y a pas de place pour deux.

Michel VERHAEGHE

VENCE (06)


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