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ALBINA DANS LES ALPES

Revue N° 07 Page 29

- C'est pas pour dire ! dit Albina.

- Alors, ne le dites pas ! économisez votre souffle !

Ce qu'elle allait dire, nous le savons : ça monte ! Mais nous sommes dans les Alpes et l'instant n'est pas au truismes. Après de longues et délicieuses heures passées à imaginer l'itinéraire idéal sur les cartes au 200 000ème, après un sérieux examen des doubles et triples chevrons (sérieux, pour le plaisir mais sans illusion aucune : les chevrons Michelin sont de plus en plus souvent d'une modestie qui frise la provocation) et après avoir fermé les yeux et s'y être senti déjà, ouvrons les yeux : nous y sommes !

Partis de Grenoble avec Daniel et Huguette, nous avons décidé de consacrer huit jours de notre vie à gravir quelques sommets puisqu'aussi bien cette occupation est le piment de la randonnée comme celle-ci est le sel de la vie. Nous moulinons comme il se doit à nos âges...

- Hey ! Cà va pas, non ? dit Albina... En vrais philosophes de la bicyclette qui ont laissé derrière eux, avec quelques autres illusions, celle, particulièrement pernicieuse, que les montagnes s'escaladent avec 7 m 50.

Daniel, qui est basque, donc robuste et, par conséquent, peu porté sur la mignardise, a voulu, dans la côte de Laffrey, convaincre son dérailleur que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Il a laissé son "26 dents" dans cette démonstration de dressage en férocité et maintenant, cette couronne violentée vit sa vie personnelle et entretient des rapports dépourvus d'aménité avec les maillons d'une chaîne qui a pourtant d'autres soucis.

Albina, qui pontifie volontiers, lui reproche de ne pas "débrayer" légèrement des jambes quand il change de vitesse mais Daniel lui envoie un de ses regards en coin style "laser" dont il se sert pour vulcaniser ses "rustines" quand il n'a pas de dissolution. Albina se le tient pour dit.

Laffrey ! Ses lacs ! La "prairie de la Rencontre" ! Bon ! ! C'est beau mais c'est triste ! Pas tellement Laffrey mais la route qui y mène. Pas tellement le 12% mais la file ininterrompue d'autos puantes, pestilentielles, dangereuses et fourrées, comme chaussons aux pommes, d'automanes hilares, que nous amusons beaucoup, on se demande pourquoi !

Les esprits pondérés me diront qu'on peut aussi bien monter à Laffrey par Séchilienne. Mais comme c'est précisément par-là que nous comptons en redescendre ce ne serait pas un itinéraire bien rationnel. Les même esprits pondérés e de surcroît réfléchis, me diront aussi qu'on peut vieillir paisiblement, entouré de l'affection des siens, sans être jamais monté à Laffrey par cette "nationale" calamiteuse. Mais nous sommes pris (et heureux de l'être) dans l'engrenage fatal du "Brevet des Provinces Françaises" et il faut bien payer le pris que coûtent ses vices.

- Bon ! dit Albina. Ca suffit avec Laffrey ! Déjà qu'il a fallu y grimper, on ne va pas parler que de ça non ? Si vous changiez un peu de plateau ?

Séchilienne, la vallée de la Romanche, Bourg-d'Oisans, la Rampe des...

- Stop ! dit Albina. Ca c'est la "Brevet Randonneur des Alpes" que vous nous contez !

C'est vrai. Nous virons à droite pour gagner Bourg-d'Arud où le calme hôtel du Château de la Muzelle est fort accueillant aux cyclistes. Devant y passer la nuit, nous y laissons (vaillants mais pas masochistes) le gros du bagage et commençons à monter à la Bérarde. La moulinette reprend de plus belle, sauf pour Huguette qui, curieusement, monte en danseuse en ayant l'air de peiner énormément.

- Vous passeriez votre plateau de montagne, au lieu de votre "50 dents", dit Albina, ça irait mieux !

Huguette est d'une nature distraite !

Les lacets, juste avant Saint-Christophe-en-Oisans, vous connaissez ? Non ? Bon ! Alors on vous en laisse la surprise.

- On n'aime pas, dit Albina, gâcher le plaisir du découverte à nos petits camarades.

Le paysage et la route superbe qui conduisent ensuite à la Bérarde (faux-plat descendant et vent arrière, s'il vous plaît ! Youpee ! C'est nous les gros bras !) réconfortent nos cuisses éprouvées.

Beaucoup de touristes à la Bérarde et également, nous apprend Daniel qui est aussi montagnard, pas mal de "marchands de bretelles", expression qui désigne péjorativement les faux alpinistes qui se pavanent toute la journée bardés de cordes et de piolets, sans grimper jamais beaucoup plus haut que sur un tabouret de bar.

- Ne leur jetons pas le caillou, dit Albina. Nous avons aussi nos déguisés.

Après la nuit à Bourg-d'Arud, le Lautaret...

- Je vous disais bien qu'on recommence la B.R.A., dit Albina. C'est un type a idées fixes !

...Le Lautaret et plongée sur Briançon où nous nous délestons derechef du plus lourd des sacoches pour un aller et retour dans l'après-midi sur Vallouise, parcours dont notre hôtelier (à qui nous ne demandions rien) nous garantit qu'il est plat comme la main, ce qui est exact, à ceci près qu'un petit col de quatre kilomètres (dans chaque sens !) l'agrémente en son milieu. Mais il est bien connu que la pente, pour les automobilistes, ne commence que lorsqu'ils passent la première.

- Et puis ne vous plaigniez pas de la petite col, dit Albina. D'abord parce que les Alpes c'est une idée à vous et puis que, de là-haut, on avait sur la vallée une vue somptuaire !

- "... tueuse !"

- Tueur vous-même ! Vous ne m'avez même pas attendue en haut de la petite col !

Pour être bassement matérialiste, il faut bien reconnaître que le dîner qui suit la longue étape est l'un des moments privilégiés de la vie du randonneur. C'est l'instant précieux où, après s'être retenu pour ne pas commander (en double) tous les plats de la carte, on s'entreraconte la journée, les incidents, les bons et les mauvais moments, le type sur la route qui..., le cycliste que..., le gendarme dont..., le rayon de soleil sur la Meije..., le chien..., l'écureuil...

- Et moi, dit Huguette, qui, sans Albina, montais toute la Bérarde sur mon 50 dents !

- Et vous la descendiez sur un civet, avec le cœur en petits morceaux dans la sacoche, dit Albina.

- Sur une "civière" ! Albina.

- On n'a pas idée, dit Daniel. Etre sur son 50 dents et ne pas s'en apercevoir !

- Toi, le broyeur de roues libres, dit son épouse, je te conseille de parler!

- C'est vrai ça ! dit Albina. Vous savez que, si on les laissait faire, ils finiraient par nous donner des conseils, sous prétexte qu'ils en savent plus que nous !

Un bon dîner, une bonne bière, les jambes allongées sous la table, une bonne pipe ! C'est la vraie vie !

C'est la vraie vie jusqu'au moment où, le lendemain à la sortie de Cervières, dans les premières rampes de l'Izoard, un chien jaillit de dessous une voiture en stationnement et me mord en pleine cuisse avant que j'aie pu me livrer aux manœuvres d'intimidation habituelles en pareil cas. Cela saigne abondamment et Cervières, tout charmant village qu'il soit, n'est pas précisément le lieu rêvé pour les premiers secours. Huguette a un antiseptique dont j'enduis la blessure, tandis qu'Albina, à plat ventre sur la route, interviewe le chien qui a repris sa faction sous la voiture. Elle nous assure, en se relevant, qu'il ne bave pas le moins du monde, qu'il a une tête très intelligente et même, qu'il remue la queue de façon tout à fait amicale, ce qui me réconforte énormément.

Et puis, mon Dieu ! Que faire d'autre en pareil cas ? Nous montons l'Izoard.

J'aime bien gravir l'Izoard. On a ses préférences. Parmi d'autres montagnes, j'aime le Ventoux, l'Aubisque, le Tourmalet, Restefonds. Je déteste Vars, Aspin, le Portet d'Aspet et, dans la région parisienne, la petite côte de Rennemoulins qui ne fait que 200 m de long mais qui m'inspire une invincible répulsion. On ne se refait pas !

- Dommage, soupira Albina.

A Château-Queyras, il y a l'hôtel du Centre, une cuisine excellente, un confort tout à fait acceptable et une canicule à décourager un tournesol. Ecroulés sous des parasols, nous attendons que le temps se rafraîchisse pour monter, vers la fin de l'après-midi, à Saint-Véran qui est la plus haute commune d'Europe, c'est connu. Cela constitue une grande "première" pour Albina, que j'ai toutes les peines du monde à empêcher d'aller planter le drapeau américain sur l'église.

A six heures du matin, la longue et douce descente sur Guillestre par les gorges du Guil est un tel délice, que, si je ne me retenais pas, je remonterais à Château-Queyras pour le plaisir d'en redescendre.

- Retenez-vous, dit Albina. Une délice par jour me suffit !

Dans le col de Vars, à quelques kilomètres de Guillestre, un orage d'une rare violence nous oblige à nous réfugier dans une grange et à y passer deux heures, sans même pouvoir allumer nos pipes, car la grange est pleine de foin et il ne serait pas raisonnable, vu le besoin que nous avons d'un abri, d'y mettre le feu;

De quart d'heure en quart d'heure, la fermière ou son fils, d'ailleurs fort aimables, viennent discrètement voir si ces extravagants n'ont pas, par hasard, emprunté le tracteur pour finir l'ascension dans de meilleures conditions.

L'orage passé (mais pas la pluie !), nous moulinons en brasses coulées jusqu'à Sainte-Marie-du-Vars, où nous déjeunons avant d'effectuer la seconde montée de ce col imbécile qui s'affaisse en son milieu comme un matelas fatigué.

A Barcelonnette, nous tentons de faire réparer la roue libre de Daniel qui continue à produire des bruits apocalyptiques chaque fois qu'il change de vitesse. Mais l'unique vélociste du pays n'es pas le moins du monde coopératif. D'abord, il n'a pas 26 dents. "On n'a pas de 26 dents par ici ! Ca n'existe pas !" Et puis même s'il avait un 26 dents il ne le changerait pas ! Il changerait toute la roue libre ! Où irions-nous s'il fallait se mettre à faire son métier et à changer couronne par couronne ? D'ailleurs, 26 dents ou pas, il ferme à 18 h. Il est 17 h 45. Alors, vous pensez comme il va se mettre à faire de la mécanique ! Non mais sans blague ? Il me dit même textuellement : "vous êtes tous pareils, vous les cyclos. Vous cassez vos machines et puis vous venez demander qu'on vous les répare !". Il est vrai que c'est là une bien grande prétention de notre part !

O ! Figuès, de Pau, vous qui avez jadis si aimablement consacré une heure de votre dîner à me rayonner une roue : où êtes-vous ?

- Il est à Pau, dit Albina. Aussi, qu'est-ce que vous venez faire dans les Alpes quand les bons veylowcists sont dans les Pyrénées ? Il faut être raisonnable !

La vie est mal faite !

Si mal faite, qu'une heure après, en descendant un escalier, je me précipite en courant dans une porte vitrée que je n'avais pas vue ! J'entends le cartilage de mon nez craquer et j'en garde, pendant toute la soirée, l'impression que je me promène avec un melon au milieu de la figure.

Avec le parachutisme sans parachute, le cyclisme sans bicyclette est l'un des sports les plus dangereux que je connaisse.

Albina tente une plaisanterie sur mon profil grec mais le regard que je lui lance par-dessus mon melon la convainc que l'heure n'est pas à la facétie.

La Cayolle. C'est amusant à grimper, la Cayolle. Surtout quand on s'arrête à Fours, sur le coup de 8 h, sous le frais ombrages, pour un petit casse-croûte à base de jambon de pays.

- On ne repartirait bien pas ! dit Albina pleine d'espoir.

On repart. Pas pur longtemps car la chaîne de Daniel qui, décidément, a pris en grippe cette couronne baladeuse, se coince d'une manière si définitive qu'il faut emprunter, à l'auberge, pas moins qu'un burin et un marteau (voilez-vous la face Daniel Rebour !) pour le remettre dans le droit chemin.

- Maintenant qu'il a réparé son veylow toute seule, dit Albina qui a de la culture, il va se prendre pour Saint Christophe à la Mairie de Campan.

A mon tour, je suis gagné par les ennuis mécaniques. Mon frein avant ne fonctionne plus que d'un coté, ce qui use mon patin gauche dans la journée, tandis que le droit reste intact. Il faudrait changer le ressort et le "vélociste" de Barcelonnette verrait certainement en moi un dangereux provocateur.

Nous atteignons enfin Annot où l'hôtel Grac est tout à fait recommandable à tous points de vue.

* * * * *

Grimper, aux premières heures du jour, d'Annot au col Saint-Michel est un plaisir délicat, sous la fraîcheur des arbres, dans l'air embaumé, déjà, des parfums méridionaux, avec le chant des oiseaux, le bruit des cigales, le ...

- Le z'oeuf au jambon ! dit Albina.

C'est ma foi vrai ! Au haut du col : hôtel Balp ! Des œufs au jambon inoubliables ! Courez-y ! Pour être franc, ces œufs au jambon ne sont ni pires ni meilleurs qu'ailleurs. Mais ce n'est pas à des cyclistes que je vais me mettre à expliquer la saveur des cuisines rustiques, à neuf heures du matin après avoir monté un col !

- Ce qu'il y a de bien avec vous deux, dit Huguette, c'est le coté poétique qui imprègne votre âme de randonneurs au long cours. Tout l'hiver vous nous vantez la beauté des sites et l'enrichissement intellectuel de la balade. Et, une fois sur votre vélo, vous ne pensez plus qu'à manger !

- Et qui c'est, dit Albina, qui a parlé la première du z'œuf au jambon, s'il vous plait ?

Huguette ne répond pas et va aider Daniel qui est en train de compter les dents de son 23 dents car c'est un homme qui commence à douter de tout.

La joie profonde du randonneur est indicible et difficilement explicable à qui n'est pas "du métier". Avancer par monts et par vaux, détaché de tout, avec tout son bien dans un sac de guidon, sentir tout son corps fonctionner comme une mécanique bien huilée et devenir un élément mouvant de la nature environnante dans le silence et la caresse du vent...

- La caresse du vent : mon z'œil ! dit Albina. C'est incroyable comme vous devenez toujours lyriques avec les difficultés ! De la pluie, du vent, une côte et vous vous mettez à bêler. Tiens ! Ca m'étonne que vous n'avez pas encore fait une tartine poétique sur la beauté primitive des chiens enragés !

Il faut maintenant attaquer Allos. Il est curieux de constater combien la "littérature" du Tour de France (pas le Tour de France randonneur, l'autre, le facile) a faussé les valeurs : Tourmalet ! Iseran ! Aubisque ! Allos ! Des "géants" qui font frémir d'avance et qu'on n'aborde pas, pour la première fois, sans appréhension.

Or, Allos, c'est...

- Du cake ! dit Albina.

- C'est plutôt facile. Tandis que dans la grande Mythologie, on ne parle jamais de raidillons infects, genre col Bayard ou côte de Laffrey...

- La voilà revenue, celle-là !

... qui sont dépourvus de tout intérêt et cassent bien mieux les reins qu'un Restefonds ou un Peyresourde d'inquiétante réputation. Allos, cela monte en pente douce jusqu'à la Foux d'Allos, pour se terminer par sept kilomètres de lacets acceptables et bien dessinés qui vous amènent frais et dispos au sommet...

- Où l'on peut manger des "pâtes faites à la maison" dans le refuge des Ponts et Chaussées ! dit Huguette.

Je n'ai pas encore bien démêlé ce que les Ponts et Chaussées ont à faire avec l'aimable famille qui fait de si bonne cuisine au sommet d'Allos mais, moi qui vitupère, d'ordinaire, cette administration si chère au cœur de notre ami Jacques Vicart, je fais ici amende honorable. Le refuge des Ponts et Chaussées du col d'Allos mérite le détour.

Nous dévalons sur le Lauzet, moi pratiquement sans frein avant, ce qui ôte du charme à l'entreprise et ajoute à la noble incertitude du sport.

La grimpée à Seyne-les-Alpes s'effectue sans histoire encore que sous une pluie fort humide. Je signale aux amateurs, qu'après le col Saint-Jean, il faut prendre à gauche la D207 qui est, certes, dans un état épouvantable mais offre l'avantage de rester sur la hauteur tandis que la N100, plus engageante, plonge dans la vallée pour remonter ensuite, ce qui est un exercice dénué d'intérêt, particulièrement sur une route nationale.

Non sans peine, le vélo de Daniel est enfin dépanné à Gap. Pas le mien mais je n'insiste pas. Nous sommes devenus, en ce qui concerne les vélocistes, d'une modestie qui confine à l'humilité !

Gap, la N85, le col Bayard... passons !

- Passons si on peut ! dit Albina. Entre les camions, les motos, les caravanes, les automobiles, je me demande encore comment je suis passée.

- Enfin ! cela ne fait que quatorze kilomètres et il y a des moments où l'on ne peut éviter cette promiscuité déprimante. Il faut seulement faire attention à ce qui vient par derrière.

L'un de mes amis américains m'a envoyé un petit rétroviseur qui s'attache à la branche gauche des lunettes (correctrices ou de soleil). Cet instrument est comme les cale-pied : le premier quart d'heure, cela gêne et ensuite on ne peut plus s'en passer. On ne se retourne plus jamais. On voit tout derrière soi et très nettement. Les voitures qui arrivent, les copains qui décrochent, tout ! La vie du cycliste, j'en témoigne, est radicalement transformée par ce gadget de quelques grammes. Malheureusement, cela ne se trouve qu'en Amérique. Je tiens l'adresse du fabricant à la disposition de tout importateur désireux, non pas de faire fortune mais de rendre un signalé service à la gent pédalante. (J'ajoute que cela se pose et s'enlève en un tournemain, ce qui épargne l'ennui de faire par trop "bête curieuse" quand on utilise ses lunettes une fois descendu de vélo).

- La route de St-Etinne-en-Dévoluy ? me dit cet aimable habitant du village des Barraques. Il n'y a pas de route pour St-Etinne-en-Dévoluy par ici ! Puis il prend un air finaud et me lance comme une bonne plaisanterie : A moins que vous ne passiez par le col du Noyer !

- Justement, dit Daniel, nous passons par le col du Noyer.

- A vélo ?

- Naturellement , à veylow ! dit Albina. On vient de faire, sans respirer, Laffrey, La Bérarde, Le Lautaret, Vallouise, l'Izoard, St-Véran, la Cayolle et Allos ! Pourquoi on ne monterait pas votre du Noyer à veylow ? Il y a des marches ou quoi ?

Nous laissons l'autochtone, fatigué pour nous, en train de s'essuyer le front et nous nous engageons vers le village du Noyer, au pied du col où, hélas ! des camions chargés de terre, montant à vide et descendant à plein, mènent une noria infernale. La route est tout juste assez large pour eux et ils nous passeraient littéralement sur le corps avec le majestueux mépris de "ceux qui travaillent" pour "ceux qui se promènent", si nous ne jetions dans le fossé à chaque passage de ces malfaisants, c'est à dire toutes les trois minutes...

La situation n'est pas réjouissante et pour tout dire, nous nous prévoyons mélancoliquement un trépas de hérissOn, sur la N10, un matin de 1er août. Heureusement, après trois kilomètres de cet enfer, nous dépassons la carrière où ces monstres se nourrissent et retrouvons, au-delà, le calme et la sérénité.

Il fait beau, le coup d'œil est superbe. Cela grimpe bien mais régulièrement et, seuls quelques virages bien pentus réclament parfois, un coup de rein supplémentaire.

- Mes reins, dit Albina, ils font "dilling ! dilling !" quand j'accélère.

- C'est pas vos reins, c'est votre chaîne qui n'est pas en ligne, dit Daniel qui est devenu une autorité n matière de transmission.

Au sommet du Noyer, un personnage truculent tient la buvette et nous informe tout réjoui, que nous ne trouverons pas à nous loger à St-Etinne-en-Dévoluy. Cet homme, pourtant affable, se tord de rire à la pensée que nous prétendons coucher dans ce village. Les cyclistes en randonnée contribuent fortement à maintenir le moral de la population. Le nombre de gens chez qui nous suscitons une franche gaîté est considérable. Nous avons, en huit jours, fait tordre de rire la bagatelle de cent quarante-huit personnes, sans compter le chien de l'Izoard qui remuait, paraît-il, si gaîment sa queue.

L'aubergiste du Noyer a, hélas ! raison. Pas moyen de se loger à St-Etinne-en-Dévoluy et nous sommes obligés d'aller, par un froid piquant, jusqu'à Pallafol où, récompense de nos efforts, nous trouvons à l'hôtel de l'Obiou, amabilité, confort...

- Et excellente cuisine, dit Huguette, qui n'a encore fait que quatre repas ce jour-là.

Le lendemain, nous laissons à Corps, selon une technique maintenant éprouvée, les grosses sacoches au Nouvel Hôtel et grimpons dans la matinée, légers comme des meringues, à N-D-de-la-Salette. Au retour, j'effectue la descente en compagnie d'un jeune coureur de Laffrey qui me confie que lorsqu'il ne courra plus, il fera du cyclotourisme. Le fait est assez rare pour être signalé et salué.

(Quand je dis que j'effectue la descente en compagnie d'un coureur, ce n'est pas pour - mine de rien - faire apprécier mes qualités de descendeur ! Il fait tellement froid que ce jeune intrépide, lui-même, ne descend pas à plus de quarante à l'heure).

Et puis bêtement...

- Bêtement ? dit Albina.

... nous nous apercevons que nous avons pris du retard, qu'il n'est plus question de passer par la Drôme comme prévu, qu'il faut retourner tout droit à Grenoble et, bêtement...

- Très bêtement ? dit Albina.

... redescendre cette côte de Laffrey que nous avons eu tant de peine à grimper.

- Très, très bêtement ? dit Albina.

Nous rencontrons, sur la route du retour, un cyclo-campeur de l'U.V. d'Argenteuil. Outre un couple dans le Lautaret, c'est la seule rencontre de congénères que nous ayons faite en huit cent kilomètres.

A Grenoble, Albina écrira des cartes postales et m'en tend une à compléter pour des amis communs. Je jette un coup d'œil sur ce qu'elle a écrit. Vous savez comment elle signe, maintenant ?

"Alpina" !

Jacques FAIZANT

Rueil-Malmaison (92)


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