Page 15 Sommaire de la revue N° 06 Page 19

CIRCULATION INTERDITE A TOUS VEHICULES

Revue N° 06 Page 16

Il serait intéressant de demander à la SOFRES d'étudier le comportement des cyclistes face à un tel panneau, selon leur âge, leur sexe, leur nationalité, leur profession, leur religion, leur appartenance politique, leur signe astrologique et toute autre catégorie imaginable...

Ce n'était pas la première fois que je rencontrais une interdiction, mais c'était bien la première fois qu'elle était formulée de façon aussi brutale, aussi impérative, aussi catégorique et sans appel, sans justification et sans avertissement préalable, en pleine nature forestière, vers 1400 m d'altitude.

Le premier étonnement passé, je me posais des questions : "Pourquoi ?" - "Pourquoi construire des routes et les indiquer sur les cartes si elles sont inutilisables ?" - "Pourquoi cette interdiction ?" –"Pourquoi à tous les véhicules ?" - "Pourquoi certains ne se posent-ils pas de pourquoi ?"…

En prenant le problème par un autre bout, je me posais d'autres questions : "Qu'est-ce qu'un véhicule ?". Déjà le problème devenait différent... ou sous une autre forme : "Un vélo est-il un véhicule ?". Là, les réponses peuvent varier... De toute façon, je n'emporte que la moitié d'un peigne pour alléger mes bagages, et je n'avais donc pas le dernier Petit Larousse, même dans son édition plume... et puis je ne "circule" pas, je voyage... et, argument suprême, mon vélo ne sait pas lire !

Ce n'étaient là qu'hésitations passagères, simple réflexe de prudence où se mêlent le respect du code, la peur du gendarme et le sens du danger. Ce serait quand même dommage de prendre le risque de mourir seul en cet endroit isolé, et d'obliger les siens à des recherches alors qu'on a pris la précaution de donner son corps à la science et que ce serait tellement plus facile de se faire écraser dans quelque passage piéton protégé d'une grande ville, avec pour soi ce sentiment posthume réconfortant d'avoir été tué dans son bon droit (*).

C'est le genre de réflexion que j'emporte toujours avec moi dans un coin du sac de guidon, à côté de la brosse à dents. Ca fait partie de l'hygiène morale du citoyen discipliné, même si, sous ce vernis culturel vit un bon sauvage qui ne s'embarrasse pas de trop de précautions, et qui préfère encore la saveur de sa petite aventure vécue à la dégustation confortable des exploits d'autrui. Oserai-je le dire ? L'ange gardien qui m'a tenu le guidon une nuit noire où je ne voyais pas ma route et qui m'a déjà sorti de quelques autres situations difficiles continuera bien à me protéger !

Mais revenons à notre route interdite... Déjà, celle du Puy-de-Dôme avait failli me conduire en Correctionnelle pour avoir osé essayer de rouler sur une "route privée rigoureusement interdite aux piétons et aux cyclistes" et ce depuis 1926, par arrêté préfectoral ! Vous le saviez ? Moi pas. Auvergnats et cyclotouristes de tous pays, supporterons-nous longtemps encore un tel racisme ? Sommes-nous des êtres inférieurs aux automobilistes, aux motocyclistes et même aux vélosolexistes ? A quand une marche non violente vers le Puy-de-Dôme ? A quand une grande croisade libératrice ? A quand une occupation par une armée de bicyclettes ? Et qui fera le recensement des "routes militaires interdites sauf autorisation" depuis la D.M. du 3 Février 1932 (routes militaires aux environs de Sospel, Alpes Maritimes), quand ce n'est pas en vertu de la loi du 10 Juillet 1791 - Oui 1791 ! - (route militaire du Mont Agel, Alpes Maritimes). A l'époque où il n'y avait ni voiture ni vélo, mais tout juste les premiers pas du célérifère de Monsieur de Sivrac ! Ne pourrait-on pas les démobiliser et les rendre à la vie civile ? A moins qu'on ne prenne le chemin inverse et que la France ne devienne un immense Larzac ou un plus grand Canjuers ! Et point d'histoire - de 1940 à 1945, à qui les Allemands, les Italiens, les Américains, les Anglais et les Canadiens ont-ils demandé les autorisations nécessaires ? Merci quand même à Napoléon pour les routes des Alpes, et merci également à un colonel de l'armée de l'air d'une base très aérienne qui m'a autorisé à y grimper "pour le plaisir sportif", autorisation assortie de sa "considération distinguée", et c'était peut-être bien la première fois qu'un tel langage était employé par un officier envers un insoumis, mais ceci est une autre histoire…

On pourrait prolonger la liste des interdictions. En voici deux qui sont authentiques :

- "Défense de prendre des photographies". Entre les cols de Braus et de Brouis dans les Alpes Maritimes. Ca ne vous donne pas des démangeaisons du côté de la pellicule ?

- "Défense d'uriner - Danger de mort". (Dans Marvejols en Lozère). Çà ne vous en donne pas envie ? Je n'ai pas essayé, au pays de la bête du Gévaudan, tout peut arriver !

"Circulation interdite à tous véhicules"... J'arrivais à le comprendre pour le "France" : ce n'est pas l'eau qui manquait, il y en avait même trop pour moi mais sûrement pas assez pour lui. Je le comprenais aussi pour le "Concorde" : on ne l'aurait même pas entendu à cause des tronçonneuses. Je le comprenais aussi pour les autocars climatisés ou les wagons-lits d'Havas Voyages ou autres Jet Tours qui ont l'ambition de réussir vos vacances à votre place ; j'ai feuilleté leurs programmes et leurs catalogues, le monde entier des hôtels et des piscines y figure en photos couleurs alléchantes, mais dans aucune de leurs brochures vous ne trouverez la route où je me trouvais.

J'en étais là de mes réflexions, et d'être dans le mystère de cette interdiction m'était encore plus déroutant que d'être dans le brouillard qui montait de la vallée. J'étais un peu comme la chèvre de Monsieur Seguin, et le col qui marquait le sommet de cet itinéraire interdit me devenait d'autant plus sympathique et nécessaire qu'il était réglementairement inaccessible ! Chaque année, il m'arrive de franchir des cols fermés mais celui-là était un col interdit... attrait du fruit défendu depuis l'aube de l'humanité. Je m'y suis donc engagé et j'avoue que de temps en temps je regardais en arrière si la route ne se refermait pas derrière moi comme cela aurait pu arriver dans un cauchemar de cyclotourisme fiction.

C'était une route forestière avec de la boue, tantôt piste, tantôt boulevard, mais toujours forestière, et j'ai eu un peu honte de traverser pour mon plaisir un chantier d'exploitation où des travailleurs étrangers, voire d'anciens harkis, travaillaient et vivaient sur place dans des conditions difficiles. Le plus pénible a été, dans la descente, de franchir de nombreuses et profondes tranchées creusées en travers de la route pour l'écoulement des eaux... et le plus inattendu de rencontrer un berger étonné me dire : "Mais vous ne vous êtes pas cassé en deux ?" Eh bien non !

Tout s'est bien passé, mais je rêvais d'archéologie, de voie romaine avec des inscriptions latines interdisant le passage des deux roues ! Je pensais à Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants - ce devait être interdit - Je pensais aux archéologues de l'an 3000 mettant à jour un panneau du genre "Deux roues, à pied" ! Qu'en déduiront-ils de notre civilisation ?

C'était en Juin 1977, c'était dans Les Pyrénées ariégeoises, c'était au-delà du 500ème col... vers l'horizon des 1000.

(*) Ce qui a failli m'arriver à Ugine... face à un magasin d'articles funéraires ! Le coup de la flèche verte ! Mon vélo m'a servi de bouclier et c'est lui qui a été blessé.

Paul ANDRE

Menton (06)


Page 15 Sommaire de la revue N° 06 Page 19